Parti Communiste International Corps unitaire et invariant des Thèses du Parti
 
Parti Socialiste Italien
 

THESES DE LA FRACTION COMMUNISTE ABSTENTIONNISTE
(1920)

 
Introduction, 1970
Theses
 
 


INTRODUCTION, 1970

Les thèses de la Fraction Communiste Abstentionniste du Parti Socialiste Italien (1) que nous reproduisons ici et qui sont extraites des numéros 16 et 17 des 6 et 27 juin 1920 de l’hebdomadaire Il Soviet, furent rédigées au printemps de la même année et approuvées par la Conférence nationale, tenue à Florence par la Fraction les 8 et 9 mai 1920.

Les « thèses » précèdent de quelques mois le II Congrès de l’Internationale Communiste (19 juillet - 7 août 1920), celui qu’on appela, à juste titre, son véritable congrès constitutif. Elles représentent l’unique apport international qui coïncide parfaitement avec les principes inspirant le corps de thèses programmatiques et tactiques qui fut plus tard élaboré par ces assises mondiales du mouvement prolétarien. Elles sont, d’autre part, un exemple clair de ce que la Gauche attendait de ces mêmes assises – comme son représentant l’exprima au cours du débat sur les « conditions d’admission à l’Internationale Communiste », et comme cela fut dit encore plus explicitement dans les articles (2) publiés avant et après la constitution officielle du Parti Communiste d’Italie : à savoir un texte qui, partant de la définition générale des principes et des buts du mouvement communiste, en déduisît à la fois la critique des différentes « écoles » adverses et les normes d’action intangibles du parti (la « tactique ») à une échelle ni locale ni contingente, mais mondiale et historique, et opposât ainsi une barrière infranchissable aux trop nombreux réformistes qui s’étaient « convertis » à un communisme devenu « à la mode » (l’expression n’est pas de nous, elle est tirée du préambule aux Conditions d’admission du Komintern).

Les « thèses », en effet, ne sont pas conçues comme la plate-forme doctrinale et opérationnelle d’un parti national, mais comme un schéma des bases programmatiques et tactiques qui distinguent nécessairement le parti de la révolution communiste mondiale (3). Nous avons toujours soutenu et soutenons encore qu’au sujet du programme, on ne peut concevoir ni admettre une « consultation » préalable de courants ou d’individus, ni, une fois cette consultation faite, une acceptation « par discipline » de délibérations sanctionnées par une majorité : en fait, il s’agit d’adhérer ou non à un patrimoine collectif, impersonnel et invariable, sans lequel il serait vain de se dire ou de se prétendre communiste : « À l’égard du programme – dira Bordiga au nom de la Gauche au congrès de Moscou – il n’existe pas de discipline. Ou on l’accepte ou on ne l’accepte pas ; et dans ce dernier cas, on quitte le parti. Le programme est une chose qui nous est commune à tous, ce n’est pas une chose qui est proposée par la majorité des camarades du parti ».

Ces thèses constituent, d’autre part, l’unique apport international à la solution des problèmes du mouvement communiste qui soit en parfait accord avec les positions âprement défendues par les bolcheviks : la preuve en est que, malgré la faiblesse des relations internationales à l’époque, les thèses affrontent un à un les thèmes mêmes du II Congrès mondial, sans qu’affleure jamais une seule des déviations théoriques qui commençaient à se manifester dès cette époque, particulièrement en Allemagne, à l’égard des questions fondamentales : la question du parti comme organe de la révolution prolétarienne et de sa dictature, celle des rapports entre le parti et les organisations économiques de la classe ouvrière, celle des conditions nécessaires pour la constitution des Soviets et de la nature spécifique de ceux-ci ; il en est de même pour le problème controversé du « parlementarisme révolutionnaire », au sujet duquel on ne répétera jamais assez que la position prise par la Gauche n’avait, et n’eut jamais rien de commun avec les positions d’origine anarcho-syndicaliste des abstentionnistes allemands et hollandais (4). Le schéma des thèses n’a, d’autre part, rien d’académique (5) ; sa formulation est une arme tranchante qui trace une ligne de démarcation entre le parti de classe et toute formation politique soi-disant voisine, sur le double plan de la théorie et de la pratique – deux termes que le marxisme considère comme indissociables par définition : la théorie n’est plus la théorie, si elle est isolée de la pratique (c’est-à-dire de la lutte réelle d’émancipation du prolétariat), et la pratique n’atteint pas son but, et se transforme en son contraire, si elle est détachée de la théorie et si elle s’en remet dans son développement au jeu imprévu et imprévisible des flux et des reflux des situations contingentes.

La définition, dans la première partie des thèses, de la doctrine et du programme – c’est-à-dire du but final et de la voie nécessaire qui y conduit – est, comme toujours pour nous, la condition d’une sélection organique des militants, sans laquelle serait impossible l’action efficace, sûre et disciplinée de ce que les thèses appellent, en anticipant sur les formules classiques du II Congrès, l’« organe » de la lutte révolutionnaire, c’est-à-dire du parti. Et cette définition qui exclut, ne serait-ce que comme sujet de discussion, toute « version » du marxisme fondée sur des prémisses idéalistes, exclut également toute conception de la lutte historique d’émancipation prolétarienne qui méconnaîtrait ou ignorerait les développements inévitables de cette lutte ou qui les considérerait comme pouvant déboucher sur des solutions différentes, entre lesquelles l’« expérience » seule permettrait de décider en « connaissance de cause ».

Ainsi, la présentation des fondements idéologiques (le matérialisme dialectique) et programmatiques (réalisation du communisme par l’unique voie de la conquête révolutionnaire du pouvoir et de l’exercice de la dictature prolétarienne, avec toutes les mesures d’ordre politique et économique qui en découlent, sous la direction hégémonique du parti), cette présentation qui reparaîtra sous une forme plus synthétique mais aussi mieux affirmée dans les huit points du programme de Livourne (janvier 1921) forme un tout organique avec la dénonciation et la démolition critique des doctrines adverses, et par doctrines « adverses », nous entendons non seulement celles qui émanent de la classe bourgeoise (libéralisme, démocratisme) ou de ses valets réformistes (gradualisme, réformisme, parlementarisme, ministérialisme), mais aussi celles qui dissimulent sous un langage apparemment révolutionnaire leur nature opportuniste et leur origine petite-bourgeoise : maximalisme, syndicalisme, anarchisme, ordinovisme (6) et de façon générale, immédiatisme.

Il n’est pas sans intérêt de noter que cette seconde partie aussi révèle une convergence totale avec les futures thèses fondamentales du II Congrès du Komintern, à une seule différence près mais d’importance ; à savoir qu’elle condense, dans un unique texte de base, obligatoire pour tous, le verdict historique communiste condamnant toute vision du processus révolutionnaire (et donc aussi de ses buts et de ses moyens de lutte) qui nierait ou même seulement éluderait un seul des postulats programmatiques du parti selon Marx, Engels et Lénine.

Encore une fois, ce n’est pas un « luxe » théorique qui guidait la main des rédacteurs, mais une conscience précise des nécessités permanentes de la gigantesque lutte révolutionnaire du prolétariat, confirmées par le sanglant bilan de ses victoires temporaires, et plus encore de ses défaites pleines d’enseignements dans les pays de capitalisme avancé, pourris de démocratie et imprégnés d’idéologie bourgeoise depuis plus d’un siècle. Ils savaient, en effet, que la renaissance du mouvement révolutionnaire marxiste sur les ruines de la II Internationale et de ses partis, presque tous souillés par leur adhésion ouverte ou dissimulée à la guerre, et par leur capitulation devant les idoles du démocratisme interclassiste, ne serait pas pleine et durable, s’il subsistait une équivoque sur un seul de ces points-clé. De même, l’acceptation générale des principes de la destruction violente de l’Etat bourgeois, comme objectif auquel devaient tendre toutes les forces des partis communistes naissants, ne devait pouvoir recouvrir aucune divergence sur les questions fondamentales : parti (la constitution du prolétariat en classe de Marx), dictature (la constitution du prolétariat en classe dominante), rapport entre parti et classe, entre lutte politique et lutte économique, entre objectifs finaux et buts contingents, organes de combat. Le bilan des quarante années qui suivirent montre, de façon irréfutable, que le maximum de clarté doit être fait sur tous ces problèmes et sur toutes les graves déviations qui s’y sont rattachées en un siècle d’histoire du mouvement prolétarien, si on veut éviter des « récidives » trop fréquentes et des défaites fatales.

Mais c’est peut-être la troisième partie de ces thèses qui est la plus vitale pour nous, car la restauration du programme et des principes généraux du communisme révolutionnaire s’y trouve complétée par une première « codification » des normes tactiques indispensables, conformément à ce qui sera une revendication constante de la Gauche, malheureusement mal accueillie ou mal comprise par l’Internationale. On fera plus tard des gorges chaudes sur le « schématisme » dans lequel nous serions tombés en insistant pour que les grandes lignes de l’action tactique du parti dans les développements successifs de la lutte soient fixées avec le maximum de rigueur possible, et rendues tout aussi impératives que les grandes lignes du programme. Et pourtant, les vingt et une conditions d’admission, imposées quelques mois après par l’Internationale à tous les partis désireux d’y entrer, ne sont pas autre chose qu’une formulation sans appel de normes tactiques toutes impératives, puisque le fait d’en transgresser une seule était suffisant pour exclure comme non-communiste un parti qui prétendait l’être. « Il n’y a pas d’action révolutionnaire sans théorie révolutionnaire », avait proclamé Lénine. Cela ne peut signifier qu’une chose : ou bien la doctrine marxiste est le guide de l’action d’émancipation du prolétariat, ou bien elle n’est rien du tout ; confier la solution des problèmes pratiques soulevés par la lutte de classe aux sollicitations des contingences immédiates et locales signifie trahir à la fois et la doctrine et la lutte pratique, et se placer sur la pente de cet opportunisme que Lénine a défini, selon une formule valable pour toutes les époques, comme une « absence de principes ». C’est un fait que, par exemple, la tactique du parti dans les phases de révolution double, prévues par Marx pour l’Allemagne de 1848-1850, et par Lénine pour la Russie de 1917 (ou pour l’Orient dans les années suivantes), ne peut être identique à la tactique qu’exigent les pays et les phases historiques de révolution « unique » ; mais il s’agit d’une diversité prévue par le marxisme comme est prévu le camp dans lequel se rangent fatalement les partis bourgeois et les courants opportunistes dans les différentes phases de la lutte. Ou bien, pour prendre un second exemple, c’est un fait que les thèses de Lénine sur le parlementarisme révolutionnaire laissent ouverte l’éventualité, soit de la participation aux campagnes électorales et au parlement (mais toujours dans un but subversif), soit de leur boycottage ; mais il s’agit précisément d’une alternative prévue et codifiée, en rapport avec des situations prévisibles et codifiables de façon marxiste, et qui ne tolère pas de « solution de rechange ». L’« élasticité tactique » sur laquelle on insistera tant par la suite jusqu’à l’identifier avec l’éclectisme puis avec l’agnosticisme, avait toujours été rigoureusement maintenue par les bolcheviks dans des limites coïncidant avec les frontières invariables du programme ; elle n’avait jamais signifié l’abandon au caprice des situations, au hasard d’événements obscurs et impénétrables ou, pire, aux intuitions d’individus ou d’un parti prétendument immunisé une fois pour toutes contre les infections opportunistes.

De même, il est vrai que certaines tactiques aujourd’hui manifestement insoutenables – comme celle du parlementarisme révolutionnaire – eurent une justification historique et une fonction positive dans une certaine période du mouvement ouvrier (et, comme la Gauche le dira au II Congrès, conservent cette justification et cette fonction dans des aires géo-historiques données) ; mais ce dont il s’agissait, c’était (et c’est toujours) de savoir si la phase ouverte pour le capitalisme et donc pour le prolétariat par la première guerre mondiale dans les pays de capitalisme non seulement mûr mais pourri (phase que l’on ne peut apprécier à l’aune d’une année ou d’un mois, mais de tout un cycle), permet d’adopter ces tactiques en vue de la bataille décisive pour le pouvoir, ou si, au contraire, notre prévision de cette issue n’impose pas nécessairement qu’on les abandonne précisément et uniquement dans l’intérêt de la préparation du parti et des masses prolétariennes à la lutte finale. Enfin, il est vrai qu’une chose est l’action du parti dans les phases de préparation à ce heurt des classes, avec toutes les manœuvres tactiques que cette préparation comporte, autre chose est son action dans les phases d’assaut direct pour le pouvoir. Mais la tactique à suivre dans la première phase n’est valable, c’est-à-dire efficace dans la pratique, que dans la mesure où elle ne rompt pas mais renforce la continuité de programme, d’agitation, de lutte, et donc aussi d’organisation, qui est le véritable gage de succès ou, en tout cas, de haute combativité dans la phase finale. Et c’est dans cette perspective que la tactique doit être prévue (7), expliquée aux militants, exposée aux masses, et constamment appliquée dans les batailles quotidiennes, car c’est justement cette convergence étroite du programme, de la propagande et de l’action dans le vif de la lutte qui est la condition d’une influence non passagère et fictive, mais réelle du parti sur les couches ouvrières qui, dans la dynamique historique, dans l’affrontement inévitable prévu par le marxisme non seulement avec les partis bourgeois et leur Etat, mais aussi avec l’opportunisme, s’ouvrent à la conscience – confuse, peu importe – que la voie tracée par le parti est la seule voie possible et que sa direction est unique et irremplaçable.

Au départ, on ne tombe pas dans l’opportunisme par choix « délibéré », mais parce qu’on croit, de façon illusoire, qu’on peut atteindre le succès plus rapidement par la voie la moins ardue, la plus immédiatement accessible aux réactions instinctives des masses, et apparemment la moins hérissée d’obstacles. Le grand « art » de la tactique révolutionnaire réside dans la capacité de toujours tenir, même dans les moments les plus difficiles, un cap que nous avons prévu et proclamé comme unique. La soudure entre l’action consciente de l’organe politique et l’action physique et élémentaire des masses, processus dont la plus ou moins grande rapidité dépend certes en premier lieu de facteurs objectifs (mais le parti, en tant qu’il agit, est lui-même un facteur objectif de l’histoire), s’établira justement dans la mesure où le parti aura opiniâtrement résisté à la tentation de la voie courte, de la voie sans obstacles, de la voie « nouvelle », et où il aura suivi la voie difficile mais sûre, sur laquelle les prolétaires seront poussés non par nous mais par les faits eux-mêmes, quel que soit leur parti, quelle que soit leur catégorie, quelle que soit la couleur de leur peau.

Forte de cette conviction, la Gauche adopta, en mai 1920, ces directives tactiques que le II Congrès du Komintern confirmera avec force en leur donnant une validité statutaire (en ce qui concerne, par exemple, les syndicats, les conseils d’usine, les soviets, la propagande dans l’armée, les méthodes d’organisation, etc.) ; mais elle les compléta en condamnant par avance les fronts uniques politiques, y compris avec des forces qui acceptent le principe de la révolution violente mais qui, à cause de divergences radicales sur le plan théorique et donc de l’action, rejettent notre manière de concevoir et d’apprécier les développements ultérieurs de la lutte révolutionnaire dans le domaine bien plus difficile et vital de l’après-révolution (8). Selon nous, cette condamnation valait (et vaut toujours) à plus forte raison pour les propositions de front unique avec des partis que nous considérons et dénonçons publiquement comme contre-révolutionnaires : la social-démocratie, le centrisme et leurs innombrables variantes. En 1920, année de luttes ardentes et acharnées, personne n’imaginait qu’on pourrait un jour leur tendre le rameau d’olivier d’un accord, fût-il momentané. C’est pourtant ce qu’on fit, sous le prétexte fallacieux que leur refus, prévu, de notre invitation publique, ouvrirait les yeux aux prolétaires militant encore dans leurs rangs, sans voir que cette éventualité lointaine ne pouvait compenser l’éventualité certaine que l’offre d’un bloc unique ou d’un appui parlementaire à des « partis ouvriers » en pleine putréfaction allait répandre dans l’esprit d’un nombre bien plus important de prolétaires (et de prolétaires bien autrement aguerris), entravant le processus normal d’orientation politique et pratique. Les manifestations même embryonnaires d’un abandon de la voie correcte ont leur constance dans l’histoire, et cette constance doit nous permettre de les prévoir au lieu de les subir. C’est pourquoi ces mêmes thèses préfigurent les discussions de 1921-1922 sur la question de la « conquête de la majorité ». Elles ne repoussent certes pas le principe évident que le parti n’est pas le parti s’il ne met pas tout en œuvre pour gagner sur les prolétaires le maximum d’influence compatible avec la situation objective ; mais elles refusent de prendre comme critère de l’efficacité du parti le nombre brut de ses adhérents ou le critère de l’efficacité du nombre de ses sympathisants, et de lui sacrifier l’ensemble des autres facteurs, bien plus déterminants, dont le parti ne peut s’assurer la possession que s’il sait rester ouvertement, non en paroles mais dans l’action pratique, fidèle à lui-même.

En commentant les textes suivants, nous verrons comment le problème de la tactique s’est présenté quelques années plus tard, justement sur ces questions fondamentales, d’une part pour l’Internationale, d’autre part pour la Gauche. Il nous reste ici à attirer l’attention sur le fait que la divergence mineure entre Moscou et nous, celle qui portait sur l’abstentionnisme opposé au « parlementarisme révolutionnaire », premièrement, ne modifiait en rien notre identité de vue sur les institutions démocratiques et sur le sort que le prolétariat devra leur réserver, et deuxièmement, ne mettait en cause aucune question de principe, puisque notre abstentionnisme se fondait non sur des lubies idéalistes de style anarchisant mais sur des considérations pratiques, qui le rendent impératif dans les aires géographiques et les époques historiques de capitalisme avancé ; c’était, autrement dit, la revendication d’une méthode bien plus apte à favoriser le regroupement des masses prolétariennes sur le front de la négation totale et définitive de l’ Etat bourgeois, et à concentrer les forces du parti dans la bataille pour la conquête violente du pouvoir et pour l’exercice de la dictature, ces deux manifestations suprêmes de notre antidémocratisme.

Le bilan des cinquante dernières années prouve, de façon écrasante, que le « parlementarisme révolutionnaire » fut une des failles par lesquelles – contre toute attente des partisans des « tactiques audacieuses » – des partis et des groupes purement parlementaires, et ce jusqu’à la moelle, purent entrer dans l’Internationale de Lénine. Mais beaucoup plus que cet aspect relativement secondaire de la pratique révolutionnaire, ce bilan met vivement en lumière la nécessité de bannir définitivement toute possibilité de transiger sur l’ensemble des postulats d’action du parti de classe, comme sur leurs bases de principe. Nous ne prétendions ni que le programme de l’Internationale dût nécessairement être celui que la Gauche avait formulé en 1920, ni que des thèses de doctrine de programme et de tactiques suffiraient à préserver le parti de la révolution communiste des contre-coups catastrophiques de rapports de forces défavorables, ou à lui garantir la victoire lors de situations objectives montantes. Il est toutefois certain que le processus de dégénérescence de l’Internationale n’aurait pas été aussi rapide ni aussi faiblement contrecarré, et que la reprise prolétarienne après la tourmente stalinienne ne serait pas aujourd’hui aussi difficile ni aussi douloureuse, si on avait dressé la barrière d’une plate-forme politique analogue, en en faisant la condition d’appartenance au « parti mondial unique » : on aurait risqué d’y perdre un peu en résultats numériques et en prestige, mais on y aurait gagné en clarté théorique, en efficacité pratique, et en cohésion organisative.

Au II Congrès de Moscou, la Gauche lança un cri d’alarme en avertissant l’Internationale que, chassé par la porte, l’opportunisme pourrait bien rentrer par la fenêtre – danger de plus en plus pressant à mesure que l’éloignait l’épreuve de la première guerre impérialiste, et que le premier acte de la révolution était reporté dans un futur pas forcément proche (9).

Ce qui alors pouvait sembler excès de rigidité, sinon abstraction pure, apparaît aujourd’hui comme la dure mais réaliste condition de toute reprise du mouvement prolétarien marxiste, dans la fidélité à cette vision intégrale du cours des luttes de classes, de leur déroulement et de leur issue finale, dont on ne peut briser un seul maillon sans détruire, qu’on le veuille ou non, la chaîne entière.


 

 

 

 

 

THESES DE LA FRACTION COMMUNISTE ABSTENTIONNISTE DU PARTI SOCIALISTE ITALIEN

Mai 1920

  

1. Le communisme est la doctrine des conditions sociales et historiques de l’émancipation du prolétariat.
     L’élaboration de cette doctrine commença dans la période des premiers mouvements prolétariens contre les effets du système de production bourgeois ; elle prit forme dans la critique marxiste de l’économie capitaliste, la méthode du matérialisme historique, la théorie de la lutte des classes et la conception des développements que présentera le processus historique de la chute du régime capitaliste et de la révolution prolétarienne.

2. C’est sur la base de cette doctrine, dont la première et fondamentale expression systématique est le Manifeste du Parti communiste de 1848, que se constitue le Parti communiste.

3. Au cours de la présente période historique, la situation créée par les rapports de production bourgeois, fondés sur la possession privée des moyens de production et d’échange, sur l’appropriation privée des produits du travail collectif, sur la libre concurrence dans le commerce privé de tous les produits, devient de plus en plus intolérable pour le prolétariat.

4. A ces rapports économiques correspondent les institutions politiques propres au capitalisme : l’Etat à représentation démocratique et parlementaire. Dans une société divisée en classes, l’Etat est l’organisation du pouvoir de la classe privilégiée sur le plan économique. Bien que la bourgeoisie représente la minorité de la société, l’Etat démocratique représente le système de la force armée organisée en vue de la conservation des rapports de production capitalistes.

5. La lutte du prolétariat contre l’exploitation capitaliste revêt des formes successives : de la destruction violente des machines à l’organisation de métier pour l’amélioration des conditions de travail, aux Conseils d’usine et aux tentatives de prise de possession des entreprises.
     A travers toutes ces actions particulières, le prolétariat se dirige vers la lutte révolutionnaire décisive contre le pouvoir d’Etat bourgeois qui empêche que les actuels rapports de production puissent être brisés.

6. Cette lutte révolutionnaire est le conflit de toute la classe prolétarienne contre toute la classe bourgeoise. Son instrument est le parti politique de classe, le parti communiste, qui réalise l’organisation consciente de l’avant-garde du prolétariat qui a compris la nécessité d’unifier son action, dans l’espace en dépassant les intérêts des groupes, catégories ou nationalités particulières, dans le temps en subordonnant au résultat final de la lutte les avantages et les conquêtes partiels qui ne modifient pas l’essence de la structure bourgeoise.
     C’est donc seulement l’organisation en parti politique qui réalise la constitution de prolétariat en classe luttant pour son émancipation.

7. Le but de l’action du Parti communiste est le renversement violent de la domination bourgeoise, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, l’organisation de celui-ci en classe dominante.

8. Alors que la démocratie parlementaire avec la représentation des citoyens de chaque classe est la forme que revêt l’organisation de la bourgeoise en classe dominante, l’organisation du prolétariat en classe dominante se réalisera par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire par un type d’Etat dont la représentation (système des Conseils ouvriers) sera désignée par les seuls membres de la classe travailleuse (prolétariat industriel et paysans pauvres), les bourgeois étant exclus du droit de vote.

9. Après que la vieille machine bureaucratique, policière et militaire ait été mise en pièces, l’Etat prolétarien unifiera les forces armées de la classe laborieuse en une organisation chargée de réprimer toutes les tentatives contre-révolutionnaires de la classe dépossédée, et de réaliser les mesures d’intervention dans les rapports bourgeois de production et de propriété.

10. Le processus par lequel on passera de l’économie capitaliste à l’économie communiste sera extrêmement complexe, et ses phases seront différentes selon les différents degrés de développement économique. Le terme de ce processus est la réalisation complète de la possession et de la gestion des moyens de production par toute la collectivité unifiée, ainsi que de la distribution centrale et rationnelle des forces productives parmi les diverses branches de la production, et enfin de l’administration centrale par la collectivité dans la répartition des produits.

11. Quand les rapport de l’économie capitaliste auront été entièrement éliminés, l’abolition des classes sera un fait accompli et l’Etat, en tant qu’appareil politique du pouvoir, aura été remplacé progressivement par l’administration collective rationnelle de l’activité économique et sociale.

12. Le processus de transformations des rapports de production s’accompagnera d’une longue série de mesures sociales reposant sur le principe que la collectivité prend en charge l’existence matérielle et intellectuelle de tous ses membres. De cette manière seront progressivement éliminées toutes les tares dégénératives que la prolétariat a héritées du monde capitaliste et – selon les termes du Manifeste – à la vieille société divisée en classes antagonistes se substituera une association dans laquelle le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous.

13. Les conditions de la victoire du pouvoir prolétarien dans la lutte pour la réalisation du communisme ne se trouvent pas tant dans l’utilisation rationnelle des compétences pour les tâches techniques, que dans le fait que l’on confie les charges politiques et le contrôle de l’appareil d’Etat à des hommes qui font passer l’intérêt général et le triomphe final du communisme avant les intérêts limités et particuliers des groupes.
     Puisque précisément le Parti communiste est l’organisation des prolétaires qui ont cette conscience de classe, le but du parti sera de conquérir par sa propagande les charges électives dans l’organisation sociale pour ses adhérents. La dictature du prolétariat sera donc la dictature du Parti communiste, et celui-ci sera un parti de gouvernement dans un sens totalement opposé à celui des vieilles oligarchies, car les communistes endosseront les charges qui exigeront le maximum de renoncement et de sacrifice, et prendront sur eux la part la plus lourde de la tâche révolutionnaire qui incombe au prolétariat dans le dur travail qui enfantera un monde nouveau.

 

  

II

1. La critique communiste qui s’élabore sans trêve sur la base de ses méthodes fondamentales et la propagande des conclusions auxquelles elle aboutit, ont pour but d’extirper les influences qu’exercent sur le prolétariat les systèmes idéologiques propres aux autres classes et aux autres partis.

2. En premier lieu, le communisme déblaie le terrain des conceptions idéalistes, selon lesquelles les faits du monde de la pensée sont la base – et non le résultat – des rapports réels de la vie de l’humanité et de leur développement. Toutes les formulations religieuses et philosophiques de ce genre sont à considérer comme le bagage idéologique de classes dont la domination, qui précéda l’époque bourgeoise, reposait sur une organisation ecclésiastique, aristocratique ou dynastique, qui ne se justifiait que par une prétendue investiture supra-humaine.
     Un symptôme de décadence de la bourgeoisie moderne est la réapparition en son sein, sous des formes renouvelées, de ces vieilles idéologies qu’elle avait pourtant elle-même détruites.
     Un communisme qui se fonderait sur des bases idéalistes serait une absurdité inacceptable.

3. De façon plus caractéristique encore, le communisme représente la démolition de la critique des conceptions du libéralisme et de la démocratie bourgeoise. L’affirmation juridique de la liberté de pensée et de l’égalité politique des citoyens, la conception selon laquelle les institution fondées sur le droit de la majorité et sur le mécanisme de la représentation électorale universelle sont une base suffisante pour un progrès indéfini et graduel de la société humaine, sont les idéologies qui correspondent au régime de l’économie privée et de la libre concurrence, et aux intérêts de classe des capitalistes.

4. C’est une des illusions de la démocratie bourgeoise que de croire que l’on peut parvenir à une amélioration des conditions de vie des masses au travers d’un développement de l’éducation et de l’instruction par les classes dirigeantes et leurs institutions. L’é1évation du niveau intellectuel des grandes masses a, tout au contraire, comme condition un meilleur niveau de vie matérielle, incompatible avec le régime capitaliste ; d’autre part, à travers ses écoles, la bourgeoisie tente de répandre justement les idéologies qui tendent à empêcher les masses de reconnaître dans les institutions actuelles l’obstacle à leur émancipation.

5. Une autre des affirmations fondamentales de la démocratie bourgeoise est le principe de nationalité. La formation des Etats sur une base nationale correspond aux nécessités de classe de la bourgeoisie au moment où elle établit son propre pouvoir, car elle peut ainsi se prévaloir des idéologies nationales et patriotiques, correspondant à certains intérêts communs, dans la période initiale du capitalisme, aux hommes de même race, de même langue et de mêmes coutumes, pour retarder et atténuer l’antagonisme entre l’Etat capitaliste et les masses prolétariennes.
     Les irrédentismes nationaux naissent donc d’intérêts essentiellement bourgeois.
     La bourgeoisie elle-même n’hésite pas à fouler aux pieds le principe de nationalité dès que le développement du capitalisme lui impose la conquête, souvent violente, de marchés extérieurs, entraînant ainsi des conflits entre les grands Etats qui se les disputent. Le communisme dépasse le principe de nationalité, en ce qu’il met en évidence l’analogie de situation dans laquelle se trouvent les travailleurs sans réserves face aux employeurs, quelle que soit la nationalité des uns et des autres ; il pose l’union internationale comme type de l’organisation politique que le prolétariat formera quand il accédera à son tour au pouvoir.
     A la lumière donc de la critique communiste, la récente guerre mondiale a été engendrée par l’impérialisme capitaliste. Ceci met en pièces les diverses interprétations tendant à la présenter, du point de vue de l’un ou de l’autre Etat bourgeois, comme une revendication du droit national de certains peuples, ou comme un conflit d’États démocratiquement plus avancés contre des Etats organisés en des formes pré-bourgeoises, ou enfin comme une prétendue nécessité de se défendre contre l’agression ennemie.

6. Le communisme s’oppose également aux conceptions du pacifisme bourgeois et aux illusions wilsoniennes sur la possibilité d’une association mondiale des Etats, fondée sur le désarmement et l’arbitrage et ayant pour condition l’utopie d’une subdivision des unités étatiques selon les nationalités. Pour les communistes, les guerres ne seront rendues impossibles et les questions nationales résolues que lorsque le régime capitaliste aura été remplacé par la République Internationale Communiste.

7. Sous un troisième aspect, le communisme se présente comme le dépassement des systèmes de socialisme utopique qui proposaient d’éliminer les défauts de l’organisation sociale au moyen de plans achevés de nouvelles constitutions de la société, dont la possibilité de réalisation n’était en aucune façon mise en rapport avec le développement réel de l’histoire et était confiée aux initiatives de potentats ou à l’apostolat de philanthropes.

8. L’élaboration par le prolétariat d’une interprétation théorique propre de la société et de l’histoire, capable de diriger son action contre les rapports sociaux du monde capitaliste, donne continuellement lieu à un foisonnement d’écoles ou de courants plus ou moins influencés par l’immaturité même des conditions de la lutte et par les préjugés les plus divers. De tout cela découlent des erreurs et des échecs de l’action prolétarienne ; mais c’est avec ce matériel d’expérience que le mouvement communiste parvient à préciser de plus en plus clairement les traits de sa doctrine et de sa tactique, en se différenciant nettement de tous les autres courants qui s’agitent au sein même du prolétariat et en les combattant ouvertement.

9. La constitution de coopératives de production, où le capital appartient aux ouvriers qui y travaillent, ne peut constituer une voie vers la suppression du système capitaliste, car l’acquisition des matières premières et la distribution des produits s’y effectuent selon les lois de l’économie privée, et le crédit, et donc le contrôle du capital privé, finissent par s’exercer sur le capital collectif de la coopérative elle-même.

10. Les organisations économiques professionnelles ne peuvent être considérées par les communistes, ni comme des organes suffisant à la lutte pour la révolution prolétarienne, ni comme des organes fondamentaux de l’économie communiste. L’organisation en syndicats professionnels sert à neutraliser la concurrence entre les ouvriers de même métier et empêche que les salaires ne tombent au niveau le plus bas ; mais, pas plus qu’elle ne peut parvenir à éliminer le profit capitaliste, elle ne peut réaliser l’union des travailleurs de toutes les professions contre le privilège du pouvoir bourgeois. D’autre part, le simple transfert de la propriété des entreprises du patron privé au syndicat ouvrier ne saurait réaliser les postulats économiques du communisme, selon lequel la propriété doit être transférée à toute la collectivité prolétarienne, car c’est là le seul moyen d’éliminer les caractères de l’économie privée dans l’appropriation et la répartition des produits.
     Les communistes considèrent le syndicat comme le lieu d’une première expérience prolétarienne, qui permet aux travailleurs d’aller plus loin, vers l’idée et la pratique de la lutte politique, dont l’organe est le parti de classe.

11. De façon générale, c’est une erreur de croire que la révolution est une question de forme d’organisation des prolétaires selon les regroupements qu’ils forment de par leur position et leurs intérêts dans le cadre du système capitaliste de production.
     Ce n’est donc pas une modification de la structure des organisations économiques qui peut donner au prolétariat le moyen efficace de son émancipation.
     Les syndicats d’entreprise et les conseils d’usine surgissent comme organes de défense des intérêts des prolétaires des différentes entreprises, lorsque commence à apparaître la possibilité de limiter l’arbitraire capitaliste dans la gestion de celles-ci. Mais l’obtention par ces organisations d’un droit de contrôle plus ou moins large sur la production n’est pas incompatible avec le système capitaliste ; il pourrait même être pour celui-ci un dernier recours pour sa conservation.
     Même le transfert de la gestion des entreprises aux conseils d’usine ne constituerait pas (comme nous l’avons dit à propos des syndicats) l’avènement du système communiste. Selon la conception communiste véritable, le contrôle ouvrier sur la production ne se réalisera qu’après le renversement du pouvoir bourgeois et il sera le contrôle de tout le prolétariat unifié dans l’Etat des conseils sur la marche de chaque entreprise ; la gestion communiste de la production sera la direction de toutes les branches et de toutes les unités productives par des organes collectifs rationnels qui représenteront les intérêts de tous les travailleurs associés dans l’œuvre de construction du communisme.

12. Les rapports capitalistes de production ne peuvent pas être modifiés par l’intervention des organes du pouvoir bourgeois.
     C’est pourquoi le transfert des entreprises privées à l’Etat ou aux administrations locales ne correspond pas le moins du monde à la conception communiste. Un tel transfert s’accompagne toujours du paiement de la valeur capital des entreprises aux anciens possesseurs qui conservent ainsi intégralement leur droit d’exploitation ; les entreprises elles-mêmes continuent de fonctionner comme entreprises privées dans le cadre de l’économie capitaliste ; elles deviennent souvent des moyens opportuns pour l’œuvre de conservation et de défense de classe développée par l’Etat bourgeois.

13. L’idée que l’exploitation capitaliste du prolétariat puisse être graduellement atténuée, puis éliminée par l’œuvre législatrice et réformatrice des institutions politiques actuelles, qu’elle soit sollicitée de l’intérieur par les représentants du parti prolétarien dans ces institutions ou même par l’agitation des masses, ne conduit qu’à se rendre complice de la défense des privilèges de la bourgeoisie, qui feint parfois d’en céder une part minime, pour tenter d’apaiser la colère des masses et dévier leurs efforts révolutionnaires dirigés contre les bases du régime capitaliste.

14. La conquête par le prolétariat du pouvoir politique, même considérée comme but intégral de l’action, ne peut être réalisée à travers la conquête de la majorité au sein des organismes électifs bourgeois.
     Grâce aux organes exécutifs de l’Etat, qui sont ses agents directs, la bourgeoisie assure très facilement la majorité dans les organes électifs à ses mandataires ou aux éléments qui, pour y accéder individuellement ou collectivement sont tombés dans son jeu et sous son influence. En outre, la participation à de telles institutions comporte l’engagement de respecter les bases juridiques et politiques de la constitution bourgeoise. La valeur purement formelle de cet engagement est toutefois suffisante pour libérer la bourgeoisie même du léger embarras d’une accusation d’illégalité formelle, lorsqu’elle fera logiquement recours à ses moyens réels de défense armée plutôt que d’abandonner le pouvoir et de laisser le prolétariat briser sa machine bureaucratique et militaire de domination.

l5. Reconnaître la nécessité de la lutte insurrectionnelle pour la prise du pouvoir, tout en proposant que le prolétariat exerce son pouvoir en concédant à la bourgeoisie une représentation dans les nouveaux organismes politiques (assemblées constituantes ou combinaisons de celles-ci avec le système des conseils ouvriers) est un programme inacceptable et en opposition avec la dictature du prolétariat. Le processus d’expropriation de la bourgeoisie serait aussitôt compromis s’il lui restait encore un moyen d’influencer en quelque manière la constitution des organismes représentatifs de l’Etat prolétarien expropriateur. Cela permettrait à la bourgeoisie d’utiliser les influences qu’elle gardera inévitablement en raison de son expérience et de sa formation technique et intellectuelle pour y greffer son activité politique en vue du rétablissement de son pouvoir dans une contre-révolution. On aurait les mêmes conséquences si on laissait subsister le moindre préjugé démocratique sur l’égalité de traitement que le pouvoir prolétarien devrait appliquer aux bourgeois en ce qui concerne la liberté d’association, de propagande ou de presse.

16. Le programme d’une organisation de représentation politique fondée sur des délégués des catégories professionnelles de toutes les classes sociales, n’est pas, même formellement, une voie menant au système des conseils ouvriers, car celui-ci est caractérisé par l’exclusion des bourgeois du droit électoral, et son organisme central n’est pas désigné par professions, mais par circonscriptions territoriales. La forme de représentation en question constitue plutôt un stade inférieur même par rapport à la démocratie parlementaire actuelle.

17. L’anarchisme s’oppose profondément aux conceptions communistes : il tend à l’instauration immédiate d’une société sans Etat et sans ordonnancement politique et prône dans l’économie future le fonctionnement autonome des unités de production, en niant tout centre organisateur et régulateur des activités humaines dans la production et dans la distribution. Une telle conception est proche de celle de l’économie privée bourgeoise, et reste étrangère au contenu essentiel du communisme. En outre, l’élimination immédiate de l’Etat comme appareil de pouvoir politique équivaut à ne pas opposer de résistance à la contre-révolution, ou bien présuppose l’abolition immédiate des classes, la fameuse expropriation révolutionnaire contemporaine de l’insurrection contre le pouvoir bourgeois.
     Une telle possibilité n’existe pas le moins du monde, étant donné la complexité des tâches prolétariennes lors de la substitution de l’économie communiste à l’économie actuelle, et la nécessité qu’un tel processus soit dirigé par un organisme central qui représente l’intérêt général du prolétariat, et subordonne à celui-ci tous les intérêts locaux et particuliers dont le jeu est la force principale de conservation du capitalisme.

 

  

III

l. La conception communiste et le déterminisme économique ne font pas des communistes des spectateurs passifs du devenir historique, mais au contraire d’infatigables lutteurs. La lutte et l’action deviendraient pourtant inefficaces si elles se séparaient des conclusions de la doctrine et de l’expérience critique communiste.

2. L’œuvre révolutionnaire des communistes se fonde sur l’organisation en parti des prolétaires qui, à la conscience des principes communistes, joignent la décision de consacrer tous leurs efforts à la cause de la révolution.
     Le parti, organisé internationalement, fonctionne sur la base de la discipline envers les décisions de la majorité et des organes centraux désignés par celle-ci pour diriger le mouvement.

3. La propagande et le prosélytisme – qui doit être fondé, pour l’admission des nouveaux membres, sur les plus grandes garanties – sont des activités fondamentales du Parti. Bien qu’il base le succès de son action sur la propagation de ses principes et de ses buts finaux, et bien qu’il lutte dans l’intérêt de l’immense majorité de la société, le mouvement communiste ne fait pas de l’approbation de la majorité une condition préjudicielle de son action. Le critère qui décide de l’opportunité de déclencher une action révolutionnaire est l’évaluation objective de nos propres forces et de celles de nos adversaires, dans leurs rapports complexes où l’élément numérique n’est pas le seul déterminant, ni même le plus important.

4. Le parti communiste développe en son sein un intense travail d’étude et de critique, étroitement relié à l’exigence de l’action et à l’expérience historique, en s’efforçant d’organiser ce travail sur des bases internationales. Au dehors, il développe, en toute circonstance et avec tous les moyens dont il dispose, le travail de diffusion des conclusions de sa propre expérience critique et de réfutation des écoles et partis adverses. Avant tout, le parti exerce son activité de propagande et d’attraction au sein des masses prolétariennes, spécialement dans les circonstances où elles se mettent en mouvement pour réagir contre les conditions que leur impose le capitalisme et au sein des organisations formées par les prolétaires en vue de défendre leurs intérêts immédiats.

5. Les communistes pénètrent donc dans les coopératives prolétariennes, les syndicats, les conseils d’usine, y constituant des groupes d’ouvriers communistes et s’efforçant d’y conquérir la majorité et les postes de direction en sorte que la masse des prolétaires encadrée par ces associations subordonne son action aux finalités plus hautes, politiques et révolutionnaires, de la lutte pour le communisme.

6. Le Parti communiste, en revanche, se tient en dehors de toutes les institutions et associations auxquelles bourgeois et ouvriers participent au même titre ou – pire encore – qui sont dirigées et patronnées par des bourgeois (sociétés de secours mutuel, écoles de culture, universités populaires, associations de franc-maçonnerie, etc.), et il cherche à en détourner les prolétaires en en combattant l’action et l’influence.

7. La participation aux élections pour les organismes représentatifs de la démocratie bourgeoise et l’activité parlementaire, bien que présentant en tout temps des dangers incessants de déviation, pouvaient être utilisées pour la propagande et la formation du mouvement, dans la période où ne se dessinait pas encore la possibilité de renverser la domination bourgeoise et où par conséquent la tâche du parti se limitait à la critique et à l’opposition. Dans la période actuelle ouverte par la fin de la guerre mondiale, avec les premières révolutions communistes et la création de la III Internationale, les communistes posent comme objectif direct de l’action politique du prolétariat de tous les pays la conquête révolutionnaire du pouvoir, à laquelle doivent être consacrées toutes les forces et toute l’œuvre de préparation du parti. Dans cette période, il est inadmissible de participer à ces organismes qui apparaissent comme un puissant moyen défensif de la bourgeoisie, destiné à agir jusque dans les rangs du prolétariat ; c’est précisément en opposition à ces organismes, à leur structure comme à leur fonction, que les communistes soutiennent le système des conseils ouvriers et la dictature du prolétariat.
     En raison de la grande importance qu’elle revêt en pratique, il n’est pas possible de concilier l’action électorale avec l’affirmation qu’elle n’est pas le moyen d’atteindre le but principal de l’action du parti : la conquête du pouvoir ; et il n’est pas possible d’éviter qu’elle n’absorbe toute l’activité du mouvement en le détournant de la préparation révolutionnaire.

8. La conquête électorale des communes et des administrations locales, qui présente les mêmes inconvénients que le parlementarisme mais à un degré plus élevé encore, ne peut pas être acceptée comme un moyen d’action contre le pouvoir bourgeois, d’une part parce que ces organismes n’ont pas de pouvoir réel, mais sont subordonnés à la machine d’Etat, d’autre part parce qu’une telle méthode, bien qu’elle puisse donner aujourd’hui quelque embarras à la bourgeoisie dominante en affirmant le principe de l’autonomie locale, d’ailleurs opposé au principe communiste de la centralisation de l’action, préparerait à la bourgeoisie un point d’appui pour sa lutte contre l’établissement du pouvoir prolétarien.

9. Dans la période révolutionnaire, tous les efforts des communistes tendent à conférer le maximum d’intensité et d’efficacité à l’action des masses. Les communistes accompagnent la propagande et la préparation révolutionnaire de grandes et fréquentes manifestations prolétariennes surtout dans les centres importants, et s’efforcent d’utiliser les mouvements économiques pour des manifestations de caractère politique dans lesquelles le prolétariat réaffirme et fortifie sa volonté de renverser le pouvoir de la bourgeoisie.

10. Le Parti communiste porte sa propagande dans les rangs de l’armée bourgeoise. L’antimilitarisme communiste ne se fonde pas sur un humanitarisme stérile, mais a pour but de convaincre les prolétaires que la bourgeoisie les arme pour défendre ses intérêts et pour se servir de leur force contre la cause du prolétariat.

11. Le Parti communiste s’entraîne à agir comme état-major du prolétariat dans la guerre révolutionnaire ; c’est pourquoi il prépare et organise son propre réseau d’informations et de communications ; il soutient et organise surtout l’armement du prolétariat.

12. Le Parti communiste ne conclut pas d’accords ni d’alliances avec d’autres mouvements politiques qui ont en commun avec lui un objectif contingent déterminé, mais en divergent dans le programme d’action ultérieur. Il faut également refuser l’alliance – autrement dit le « front unique » – avec toutes les tendances ouvrières qui acceptent l’action insurrectionnelle contre la bourgeoisie, mais divergent du programme communiste dans le développement de l’action ultérieure.
     Il n’y a pas lieu de considérer comme une condition favorable l’augmentation des forces tendant au renversement du pouvoir bourgeois, lorsque restent insuffisantes les forces tendant à la constitution du pouvoir prolétarien sur les directives communistes, qui seules peuvent en assurer la durée et le succès.

13. Les soviets ou conseils des ouvriers, paysans et soldats, constituent les organes du pouvoir prolétarien et ne peuvent exercer leur véritable fonction qu’après le renversement de la domination bourgeoise.
     Les soviets ne sont pas, par eux-mêmes, des organes de lutte révolutionnaire ; ils deviennent révolutionnaires quand le parti communiste y conquiert la majorité. Les conseils ouvriers peuvent aussi surgir avant la révolution, dans une période de crise aiguë où le pouvoir de l’Etat est mis sérieusement en danger.
     Dans une situation révolutionnaire, il peut être nécessaire que le parti prenne l’initiative de constituer des soviets, mais cela ne peut être un moyen pour provoquer une telle situation.
     Si le pouvoir de la bourgeoisie se renforce, la survie des conseils peut présenter un danger sérieux pour la lutte révolutionnaire, celui d’une conciliation et d’une combinaison des organes prolétariens avec les institutions de la démocratie bourgeoise.

14. Ce qui distingue les communistes n’est pas de proposer dans toutes les situations et dans tous les épisodes de la lutte de classe la mobilisation immédiate de toutes les forces prolétariennes pour l’insurrection générale, mais de soutenir que la phase insurrectionnelle est l’aboutissement inévitable de la lutte et de préparer le prolétariat à l’affronter dans des conditions favorables pour le succès et le développement ultérieur de la révolution.
     Selon les situations, que le parti peut mieux évaluer que le restant du prolétariat, il peut donc se trouver devant la nécessité d’agir pour précipiter ou pour retarder le moment du heurt décisif.
     En toute hypothèse, la tâche spécifique du Parti est de combattre aussi bien ceux qui, en voulant précipiter à tout prix l’action révolutionnaire, pourraient pousser le prolétariat au désastre, que les opportunistes qui exploitent toutes les circonstances où l’action décisive est déconseillée, pour bloquer définitivement le mouvement révolutionnaire, en détournant l’action des masses sur d’autres objectifs. Le Parti communiste, au contraire, doit l’amener toujours plus sur le terrain d’une préparation efficace à l’inévitable lutte finale armée contre les défenses du principe bourgeois.

 

 

 

 

 


1. Comme on le sait, notre courant, qui s’était déjà organisé à la fin de 1918 autour de l’ hebdomadaire Il Soviet dans la ligne de la longue bataille soutenue durant la guerre sur les mêmes positions que Lénine et que la Gauche de Zimmerwald, se constitua en Fraction Communiste Abstentionniste au sein du Parti Socialiste Italien au début de juillet 1919. L’adjectif « abstentionniste » fut conservé essentiellement pour distinguer notre Fraction de celle de Serrati, qui se proclamait elle-aussi « communiste » ; mais, comme cela saute aux yeux en lisant ces Thèses, ce qui notre courant caractérisait et le définissait, ce n’était pas la question particulière de l’abstentionnisme, mais son adhésion totale à la doctrine révolutionnaire communiste, rétablie dans son intégralité par les bolcheviks, et dont les maximalistes italiens avaient une idée extrêmement confuse dans le meilleur des cas, et complètement déformée dans le pire.

2. Voir Il Soviet n°24 du 3 octobre 1920 (Au sujet du Congrès communiste international), ainsi que Rassegna Comunista n°4 du 31 mai 1921 (Parti et action de classe) : « Il aurait peut-être été préférable qu’au lieu de traiter les arguments dans l’ordre où il les a traités dans les différentes thèses, toutes théorico-tactiques, le Congrès définisse les bases de la théorie et du programme communiste, puisque l’adhésion des partis à l’Internationale devrait dépendre en premier lieu de leur acceptation de cette théorie et de ce programme ; il aurait ainsi pu formuler les règles d’action fondamentales que tous les adhérents doivent observer strictement dans la question syndicale, agraire, coloniale, etc. ».

3. L’exigence du programme unique pour toutes les sections de l’ Internationale Communiste – qui de cette façon serait finalement devenue le « parti communiste mondial » – était si forte dans la Gauche qu’au II Congrès son porte-parole, dont le rôle dans la formulation définitive des conditions d’admission fut déterminant, demanda qu’au lieu d’inviter, comme on le faisait dans le projet initial des bolcheviks, « les partis qui conservent encore les anciens programmes social-démocrates » à les « réviser sans retard », et à « élaborer un nouveau programme communiste adapté aux conditions particulières de leur pays et conçu dans l’esprit des délibérations de l’ Internationale Communiste », on prescrive au contraire « d’élaborer un programme dans lequel les principes de l’Internationale Communiste soient fixés d’une manière non équivoque et entièrement conforme aux résolutions des congrès internationaux : la minorité du parti qui se déclare opposée à ce programme doit, pour cette raison, être exclue de l’organisation du parti ». On aurait ainsi exclu par avance les « exceptions nationales », qui fourniront aux groupes opportunistes une arme précieuse pour éluder les questions de fond et serviront ensuite à faire passer la désastreuse formule des « voies nationales au socialisme », manifestation extrême de la trahison.
     Voir Les Conditions d’admission à l’ I.C., dans Programme Communiste n°43-44.

4. Voir à ce sujet les volumes I et I bis de notre Histoire de la Gauche, et le volume « O preparazione rivoluzionaria o preparazione elettorale, 1919-1926 » (brochure en français : La question parlementaire dans l’ I.C, Parti et classe).

5. C’est à dessein que nous parlons de « schéma », car dès cette époque la Gauche revendiquait la nécessité de donner une formulation stable à toute une série de points programmatiques et tactiques, fût-ce au prix d’une certaine simplification, d’ailleurs inévitable, et qui est loin d’être sans efficacité pour l’action pratique, puisque ces points sont et doivent être aussi des mots d’ordre !

6. Doctrine du groupe de Turin organisé autour de la revue L’Ordine Nuovo.

7. La définition de la tactique (ou action) « directe » et « indirecte » du parti se trouve dans les Thèses de Rome de 1922.

8. Ceci valait et vaut en particulier pour les anarchistes, les syndicalistes révolutionnaires, etc., dans le cadre d’une polémique aussi vieille que le marxisme, et qui fut particulièrement âpre en Italie (voir dans le tome 1 de la Storia della Sinistra les articles intitulés : « L’erreur de l’unité prolétarienne - Polémique sur plusieurs fronts », et « Le front unique révolutionnaire ? », tirés du Soviet du 1 et 15-6-1919).

9. Contre toute prétendue « reconstruction » posthume des faits historiques, il nous faut rappeler ici que le jugement de la Gauche sur les potentialités révolutionnaires des années 1920-1921 (comme on peut le voir dans le discours déjà cité de notre représentant au Congrès de Moscou) était bien moins optimiste que celui des bolcheviks et, par là même, du Komintern ; et nous le disons non par scrupule… professoral de rétablir la « vérité », mais parce que cela répond à l’objection éculée que nous font ceux pour qui la voie que nous tracions convenait (« peut-être ») pour une situation révolutionnaire, mais n’offrait pas d’ « alternative » pour des situations de reflux. La réalité est que, alors comme aujourd’hui, nous nous préoccupions non pas tant de la première heure de la révolution – où les meilleures forces prolétariennes trouvent tout naturellement et presque mécaniquement leur chemin et, à condition qu’il y ait le parti, le suivent jusqu’au bout – que de la dure veille révolutionnaire, pendant laquelle il est si facile d’oublier, dans l’ardeur de l’enthousiasme, que « qui n’est pas avec nous est contre nous » (la phrase est de Marx et de Rosa Luxembourg, et non de Mussolini), et encore plus des difficiles lendemains, qui peuvent nous réserver des temps d’arrêt ou, pire, des défaites, quand il est presque fatal de sacrifier à une illusoire perspective de survie immédiate les raisons de notre combat de toujours. Et c’est cela même qui fonde ce qu’on peut cette fois appeler notre « optimisme », le même que celui de Marx, Engels et de Lénine dans les périodes les plus sombres, comme dans les périodes les plus éclatantes de la montée prolétarienne à l’assaut du « ciel » de la révolution communiste.