Parti Communiste International
LA QUESTION NATIONALE ET COLONIALE AVEC LE PREMIER CONGRÈS DES PEUPLES D’ORIENT
Bakou, 1-8 Septembre 1920

Quelques rappels sur la question nationale et coloniale analysée par le marxisme

La méthode marxiste avait admis la participation des partis ouvriers occidentaux à des alliances nationales révolutionnaires durant une période qui se clôt avec l’écrasement de la Commune de Paris en 1871 : « désormais toutes [les armées nationales] alliées contre le prolétariat insurgé » (Adresse rédigée par Marx du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs 1871). « L’appui aux mouvements démocratiques et indépendantistes se plaçant sur le terrain insurrectionnel était logique en Europe dans la première moitié du 19ème siècle. Il reste pleinement valable aujourd’hui pour l’Orient, comme il l’était pour la Russie d’avant 1917 » (Pressione "razziale" del contadiname, pressione classista dei popoli colorati, Il Programma Comunista, n° 14, 1953).

La période révolutionnaire 1905-1917 allait ouvrir le champ de la question nationale et anti-coloniale dans les pays orientaux et de l’aide à apporter à ces mouvements bourgeois par le prolétariat communiste.

En effet la révolution russe de 1905 avait eu des répercussions profondes dans les régions orientales, en Turquie, en Perse, en Chine, et en Inde. Il devenait désormais envisageable pour les peuples violemment opprimés par les bourgeoisies impérialistes occidentales de se rebeller, de secouer le joug de l’exploitation féroce qu’ils subissaient. La puissante onde de la révolution de 1917, provoquée par les ruines du premier conflit mondial, après avoir atteint l’Allemagne, la Hongrie, la Finlande, l’Italie, devait également parvenir non seulement jusqu’aux régions musulmanes de l’ancien Empire russe et du Moyen Orient, mais jusqu’aux peuples de l’Asie lointaine. Ces peuples, en grande majorité des paysans, écrasés par le bulldozer de l’impérialisme principalement anglais, allaient-ils eux-aussi se mettre en mouvement et rejoindre la III Internationale et la révolution mondiale ?

Comme le déclara Lénine au II Congrès de l’I.C. en juillet 1920, « la guerre impérialiste a aidé la révolution : la bourgeoisie a tiré des colonies, des pays arriérés, de l’isolement où ils étaient, des soldats qu’elle a lancés dans cette guerre impérialiste. La bourgeoisie anglaise a inculqué aux soldats hindous qu’il était du devoir du paysan hindou de défendre la Grande Bretagne contre l’ Allemagne, la bourgeoisie française a inculqué aux soldats de ses colonies que les Noirs devaient défendre la France. (...) La guerre impérialiste a fait entrer les peuples dépendants dans l’histoire du monde. Et l’une de nos tâches les plus importantes est de réfléchir aujourd’hui à la façon de poser la première pierre de l’organisation du mouvement soviétique dans les pays non capitalistes » (Éditions Sociales, tome 31 p. 239).

Et après le deuxième conflit mondial, la question était encore à l’ordre du jour pour notre parti. Dans un “ Fil du Temps ” publié dans “ Il Programma Comunista “ n°14 de juillet 1953, intitulé : Pression “ raciale “ de la paysannerie, pression de classe des peuples de couleur “, il était affirmé qu’était alors venu le moment (guerre d’Indochine depuis 1946, fin de la guerre de Corée) de fixer notre attention sur deux points étroitement liés l’un à l’autre, la question agraire et la question nationale et coloniale, et ceci en se fondant sur les résultats établis par Marx-Engels et repris par Lénine. De même des textes fondamentaux furent écrits dans les années 1920-1926 par l’Opposition de Gauche dans l’Internationale devenue le PC d’Italie.

Il y était précisé que « dans des aires géographiques et dans des phases historiques données, bien définies dans le cadre de la théorie marxiste générale du cours historique (...) il arrive souvent que la lutte d’une masse de petits paysans contre les propriétaires fonciers accélère la révolution bourgeoise et la libération des forces productives modernes de l’entrave des rapports de production traditionnels ; cette libération est la prémisse indispensable de la lutte et des revendications prolétariennes ultérieures ». L’essentiel est de définir ces mouvements comme ayant un but démocratique et capitaliste, et donc comme étant une forme bourgeoise et non prolétarienne. Il s’agit alors de proposer aux prolétaires et aux militants de saisir le sens historique de l’événement : « Essayer, bien que ce soit difficile, de donner un coup de main aux bourgeois, mais sans penser avec leur tête pour autant ».

La situation internationale dans les années 1919‑1920

En janvier 1918, les blancs épaulés par les troupes allemandes réprimaient férocement la révolution en Finlande, faisant des milliers de morts. L’Entente organisait un embargo contre le nouvel État russe et des détachements anglais de l’armée d’Orient marchèrent vers les champs de pétrole de Bakou où prospéraient la compagnie pétrolière angle-hollandaise, Shell. En mars1918, les bolcheviks signaient avec l’Allemagne le traité de Brest-Litovsk ; ils rétrocédaient à l’Empire Ottoman les territoires arrachés par la Russie en 1878, soit la partie russe de l’Arménie et abandonnaient l’Ukraine aux troupes allemandes ; celles-ci dépouillaient les paysans et privaient la Russie de son approvisionnement en blé. Dès avril 1918 les britanniques et les français intervenaient dans le nord et dans le sud du pays pour contrer l’occupation allemande. Les troupes autrichiennes occupaient Odessa sur la Mer Noire, les japonais débarquaient à Vladivostok. Les troupes ottomanes pénétraient dans le Caucase pour attaquer les forces arméniennes, auxquelles s’étaient jointes celles de la Géorgie et de l’ Azerbaïdjan, sous le prétexte de défendre les Azéris (d’origine turque) contre les Arméniens. L’Arménie, l’Azerbaïdjan, et la Géorgie qui réclamaient la protection allemande, proclamaient leur indépendance en mai 1918. La guerre civile russe devait durer jusqu’en 1922 et allait causer des millions de morts.

La région du Caucase (1) jusqu’alors détenue par la Russie tsariste devenait de nouveau une zone de conflit. Cette zone montagneuse avec des sommets de plus de 5 000 m, est longue de 1 200 km et large de 600 avec une superficie de 440 000 Km2. Elle relie la Mer Noire à la Caspienne, donc l’Europe à l’Asie et à le Moyen Orient. Au cours de l’histoire, elle a constitué une zone de passage, d’échange et aussi de refuge pour de nombreux populations fuyant les invasions. Elle fut dans la préhistoire la zone de passage des populations africaines qui allaient peupler l’Europe et le reste du monde. Elle est constituée d’une mosaïque de peuples regroupés en trois familles (la plus ancienne, la caucasienne, celle indo-européenne et celle turco-tatare venues des grandes steppes asiatiques), et connaît donc une grande diversité de langues (43) et de religions. Avec sa position stratégique (au sud de la Russie) et sa richesse en gaz et en pétrole, la région ne pouvait échapper aux disputes impérialistes. Les Alliés allaient tenter de mettre la main dessus.

L’Orient arabe naissait de la première guerre mondiale et les découpages arbitraire de l’Empire ottoman par les puissances impérialistes anglaise et française entraînaient des mouvements de révoltes. En juillet 1919, le Congrès National Syrien revendiquait un État unifié. Des grèves de cheminots et des foyers d’effervescence autonomiste éclatèrent de 1919 à 1924 dans différents pays de la région : en Égypte, en Syrie, en Libye. Les révoltes arabes se répétèrent en Syrie et en Palestine en réaction au découpage des mandats, en juillet 1922 et 1924 – souvent menés par les religieux chiites – anti anglaises et antisionistes à Jaffa en 1921. Tous ces mouvements font écho à la révolution russe et au mouvement nationaliste de Mustafa Kemal pour la Turquie.

En effet seule l’énergie des nationalistes turcs, et avec eux celle de la population à majorité paysanne, derrière Mustapha Kemal, le héros de la bataille de Gallipoli, permit l’établissement d’une Turquie indépendante évitant les dépeçage orchestré par l’infâme traité de Sèvres, après une guerre civile atroce. Mustafa Kémal commença par repousser impitoyablement les Arméniens au delà des frontières. Les troupes bolcheviques l’aidèrent, car la République arménienne créée par l’Entente servait de point de ralliement à d’importantes forces contre-révolutionnaires anti-bolcheviques. Les formations kémalistes se tournèrent alors contre les Kurdes qu’elles matèrent, puis dans le sud elles débarrassèrent la région de la Cilicie des troupes françaises, et dans le centre de l’Anatolie de celles italiennes. Elles s’attaquèrent ensuite aux troupes d’occupation à Constantinople, réduites à quelques milliers d’hommes.

Les troupes polonaises harcelaient aussi le nouvel État soviétique. Mais en 1920 la situation commençait à s’inverser. Dans un discours prononcé à la 9ème conférence du PCR du 22 septembre 1920, alors que l’armée rouge se rapprochait de Varsovie, Lénine s’exclamait « Dernier rempart contre les bolcheviks, la Pologne, qui se trouve entièrement entre les mains de l’Entente, constitue un facteur tellement puissant de ce système que lorsque l’Armée rouge menaça ce rempart, tout le système fut ébranlé. La République des Soviets devenait un facteur de première importance dans la politique internationale. Dans la situation nouvelle ainsi créée, un fait d’une énorme importance s’est révélé en premier lieu : la bourgeoisie des pays qui vivent sous le joug de l’Entente – et qui constituent les 70% de l’ensemble de l’humanité – est plutôt pour nous » (tome 31 des Œuvres Complètes p 285). Dès les années 1919-20, tous les services de renseignements anglais et français, et la presse coloniale, évoquaient le « péril communiste ».


1920, le mouvement révolutionnaire bolchevique à son apogée

En mars 1920, Lénine faisait le point sur le mouvement révolutionnaire occidental. Discours à la séance solennelle du soviet de Moscou en l’honneur de l’anniversaire de la III Internationale, 6 mars 1920, (tome 30 p. 429) :

« Un an s’est écoulé depuis la fondation de l’I.C.. L’I.C. a remporté au cours de cette année des victoires inespérées (...) Aux premiers temps de la révolution, nombreux étaient ceux qui espéraient que la révolution socialiste commencerait en Europe occidentale aussitôt après la fin de la guerre impérialiste ; car au moment où les masses étaient armées, la révolution avait aussi le maximum de chances de succès dans quelques pays occidentaux. Il aurait pu en être ainsi si la division du prolétariat n’avait pas été aussi profonde en Europe occidentale, si la trahison des ex-chefs socialistes n’avait pas été si grande (...) Si l’Internationale (2) n’avait pas été aux mains de traîtres qui sauvèrent la bourgeoisie au moment critique, la révolution aurait eu bien des chances de s’accomplir promptement aussitôt après la fin de la guerre dans nombre de pays belligérants, ainsi que dans certains pays neutres où le peuple était armé ; l’issue eût été tout autre.

« Il se trouve que la chose n’a pas réussi, que la révolution n’a pu se faire aussi rapidement, et qu’il faut refaire le chemin où nous avons dû nous engager à la veille de notre première révolution, avant 1905 ; c’est seulement parce que plus de dix années s’étaient écoulées avant 1917, que nous nous sommes montrés capable de diriger le prolétariat. 1917 fut en quelque sorte une répétition de la révolution, et c’est en partie grâce à cela que nous avons pu profiter en Russie de l’échec la guerre impérialiste qui a donné le pouvoir au prolétariat. Les événements historiques, la complète décomposition de l’autocratie nous ont permis d’engager sans difficulté la révolution ; mais plus il nous a été facile de la commencer et plus il a été difficile à ce pays isolé de la poursuivre ; après l’année que nous venons de vivre nous pouvons constater que le développement de la révolution a suivie un cours moins rapide dans les autres pays où les ouvriers sont plus avancés et beaucoup plus nombreux, où il y a plus d’industrie. Il a suivi notre voie, mais beaucoup plus lentement. Les ouvriers continuent à suivre lentement cette voie tout en frayant le chemin de la victoire du prolétariat qui approche avec une rapidité assurément plus grande que cela n’a été le cas dans notre pays ».

Les années 1920-1921 allaient voir la formation de partis communistes adhérant la III Internationale, et une des tâches fondamentales de l’I.C. devait être de définir clairement les conditions d’admission, de façon à éliminer les partis, groupes et fractions rejoignant l’Internationale pour des raisons d’opportunisme social, voire électoral (comme c’était le cas pour la droite allemande et française). Et le monde oriental qui s’agitait ne restait pas en reste.


Les Thèses du 2ème congrès de l’I.C.

«Telle était, depuis le début, la grande perspective de la révolution russe: l’alliance de la classe ouvrière des pays occidentaux, d’une part, et des peuples de couleur opprimés, d’autre part, avec l’Etat des Soviets pour abattre l’impérialisme capitaliste (...) En septembre 1920, c’est-à-dire entre le deuxième et le troisième Congrès de la III° Internationale, alors fermement orientée dans la direction du marxisme révolutionnaire, se tint à Bakou, rappellent ces journalistes, le Congrès des peuples de l’orient: presque deux mille délégués, de la Chine à l’Egypte, de la Perse à la Libye» (Oriente, "Prometeo", n° 2, 1951).

La question coloniale et nationale étaient à l’ordre du jour de l’histoire. Et pour les bolcheviks, il était bien clair que la capacité de résistance des bourgeoisies occidentales s’appuyait sur l’exploitation éhontée des peuples coloniaux, leur permettant de leur extorquer d’énormes richesses et d’acheter ainsi la complicité de l’aristocratie prolétarienne européenne. D’un point de vue militaire, des mouvements dans les colonies ne pouvaient que gêner les puissances impérialistes, et permettre de desserrer l’étau entourant la forteresse révolutionnaire. Une des questions qui se posait alors pour les révolutionnaires était celle de la tactique que devait mener le prolétariat révolutionnaire des colonies vis-à-vis de leur bourgeoisie nationaliste.

La II Internationale s’était concentrée sur la population urbanisée et industrielle, alors qu’en Russie et dans les régions asservies par les impérialismes dominaient les paysans opprimés par les grands propriétaires fonciers, dans des sociétés où coexistaient les restes du despotisme asiatique, un capitalisme indigène importé par les colons, une bourgeoisie indigène développée conséquemment, la paysannerie pauvre, l’artisanat et un prolétariat salarié très peu nombreux. Il fallait évaluer ces forces en mouvement d’une formidable puissance et les utiliser pour la révolution mondiale dirigée par le prolétariat révolutionnaire et son parti communiste mondial.

     «La II Internationale n’avait rien compris à cette question. Elle avait condamné l’impérialisme, mais elle était ensuite retombée dans ses griffes, parce qu’elle n’avait pas compris qu’il fallait mobiliser toutes les forces contre lui: dans la mère-patrie le défaitisme de l’insurrection sociale, mais aussi la révolte nationale dans les colonies et les semi-colonies. Elle était tombée dans le piège de la défense de la patrie, ses chefs traîtres avaient pris part au festin impérialiste, invitant les travailleurs de la grande industrie à accepter quelques miettes de l’exploitation féroce pesant sur des millions d’hommes des pays d’outre-mer.
     «Aujourd’hui, poursuit-il, nous, Internationale Communiste, nous, Russie des Soviets, nous, partis communistes qui dans tous les pays avancés tendons à la conquête du pouvoir et déclarons ouvertement la guerre à la bourgeoisie et à ses valets sociaux-démocrates, nous concluons dans les pays d’Orient une alliance entre le tout jeune mouvement ouvrier, les partis communistes naissants, et les mouvements révolutionnaires qui tendent à chasser les oppresseurs impérialistes. Dans une discussion à la lumière de notre doctrine, nous avons décidé de parler non pas de mouvements démocratiques bourgeois, mais de mouvements nationaux révolutionnaires, car nous ne pouvons admettre d’alliance avec la classe bourgeoise, mais seulement avec des mouvements qui se placent sur le terrain de l’insurrection armée (...)
     «Quelles étaient les circonstances historiques et économiques au moment où Lénine présentait ses thèses au Kremlin et où, quelques mois plus tard, Zinoviev parlait à Bakou ? Les thèses le mettent nettement en relief: "le but essentiel du parti communiste est la lutte contre la démocratie bourgeoise dont il s’agit de démasquer l’hypocrisie". Cette hypocrisie dissimule la réalité de l’oppression sociale que, dans le monde bourgeois, le patron exerce sur l’ouvrier, et la réalité de l’oppression qu’un petit nombre de grands Etats impérialistes exercent sur les colonies et les semi-colonies. Pour déterminer notre stratégie en Orient, les thèses de Lénine martèlent une série de points fondamentaux: nous devons mettre fin "aux illusions nationale petites-bourgeoises sur la possibilité d’une coexistence pacifique et d’une égalité entre les nations en régime capitaliste (...) Sans victoire sur le capitalisme, l’abolition des oppressions nationales et de l’inégalité des droits est impossible (...) La situation politique actuelle dans le monde [1920] met à l’ordre du jour la dictature du prolétariat, et tous les événements de la politique internationale convergent inévitablement vers le même centre de gravité: la lutte de la bourgeoisie internationale contre la République des Soviets, qui voit se regrouper autour d’elle, d’une part tous les mouvements pour les soviets des travailleurs avancés dans tous les pays, de l’autre tous les mouvements d’émancipation nationale des colonies et des populations opprimées". [L’Internationale doit tenir compte dans ses tâches] "de la tendance à la création d’une économie mondiale unitaire, dirigée selon un plan d’ensemble par le prolétariat de toutes les nations" (...)
     «Le plan signifiait que partout où, en Orient, la lutte éclate contre le régime féodal, agraire ou théocratique, en même temps que contre les métropoles coloniales, les communistes locaux et internationaux entrent dans la lutte et l’appuient. Non pour se donner comme but un régime démocratique bourgeois local et autonome, mais bien pour déclencher la révolution en permanence, qui ne se terminera qu’avec l’instauration de la dictature soviétique. Comme le rappela Zinoviev en levant les bras au ciel devant la surprise de Serrati, Marx et Engels n’ont jamais rien dit d’autre: ils le disaient déjà pour l’Allemagne de 1848 !» (Oriente).

Dès juin 1920, le comité exécutif de l’I.C., d’après les données de Edith Chabrier (3), prit la décision de réunir un Congrès des peuples de l’Orient, décision qui fut publiée dans le rapport d’activité du CE lu lors du 2ème Congrès de l’I.C. de juillet-août 1920. Lors de ce congrès, les conditions d’admissions des PC, la question coloniale et nationale et la question agraire étaient à l’ordre du jour. La Gauche italienne, qui devait se constituer en P.C. l’année suivante, intervint surtout sur la question du parlementarisme et donc de la tactique (la tactique désastreuse du front unique avec les partis opportunistes devait en effet conduire par la suite à la destruction de toute énergie révolutionnaire en occident !), sur la question de la scission du Parti Socialiste Italien, et sur celle des conditions d’admission en introduisant la fameuse 21ème condition (celle d’accepter toutes les autres !). Mais elle n’émit aucune objection à opposer aux thèses sur la question agraire et la question coloniale, et écrivit des textes fondamentaux de 1920 à 1926 qui développaient ces thèses.

La 8ème condition d’admission précisait déjà : « 8) Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies et opprime d’autres nations doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout parti désireux d’appartenir à la III Internationale est tenu de démasquer impitoyablement les entreprises de “ ses “ impérialistes dans les colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement de libération dans les colonies, d’exiger qu’en soient expulsés les impérialistes nationaux, de cultiver dans les cœurs des ouvriers de son pays une attitude vraiment fraternelle à l’égard de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées, et de poursuivre une agitation systématique parmi les troupes de son pays contre toute oppression des peuples coloniaux » (“Les quatre premiers congrès mondiaux ”) (4).

Lors de son rapport à la Commission nationale et coloniale du 26 juillet 1920 (tome 31 p. 247), Lénine expliqua l’idée fondamentale des thèses : « La distinction entre les nations opprimées et les nations qui oppriment ». 70% de la population du globe appartenait ainsi aux nations opprimées. L’autre idée directrice de ces thèses était que les relations réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d’un petit groupe de nations impérialistes contre le mouvement soviétique ; il ne fallait pas alors perdre cela de vue pour poser correctement la question nationale ou coloniale (5).

Les 10 Thèses sur la question coloniale et nationale furent rédigées et présentées par Lénine. L’expression “ mouvements démocratiques bourgeois “ suggérant un bloc bourgeois légalitaire fut remplacé par “ mouvements nationaux révolutionnaires “, c’est-à-dire des mouvements qui se placent sur le terrain de l’insurrection armée. Le communiste indien Manabendra N. Roy, (indien du Bengale, établi au Mexique, représentant du P.C. mexicain au Congrès), présenta 9 Thèses Supplémentaires, acceptées par Lénine. Ainsi la sixième des Thèses Supplémentaires de Roy mettait en évidence le lien existant entre question agraire et question nationale et coloniale en évoquant la concentration très rapide de la propriété du sol dans les mains des propriétaires terriens, locaux ou étrangers, et affirmait que le premier pas de la révolution devait être l’élimination dans les colonies de la domination étrangère qui entravait le libre développement des forces économiques. La conclusion était sans équivoque : « L’aide apportée à la destruction de la domination étrangère dans les colonies n’est pas en réalité une aide apportée au mouvement nationaliste de la bourgeoisie indigène, mais l’ouverture du chemin pour le prolétariat opprimé lui-même » (“Les quatre premiers congrès mondiaux ”, p. 60). La contre-révolution stalinienne trahira ce principe, participant à l’écrasement de l’énergie révolutionnaire également en Orient.

Et la 10ème Thèse présentée par Lénine avait été également très explicite : « L’internationalisme prolétarien exige : 1) la subordination des intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays a l’intérêt de cette lutte dans le monde entier; 2) de la part des nations qui ont vaincu la bourgeoisie, le consentement aux plus grands sacrifices nationaux en vue du renversement du capital international ».

Il s’agissait donc bien de conclure dans les pays d’Orient « une alliance entre le tout jeune mouvement ouvrier, les partis communistes naissants, et les mouvements révolutionnaires qui tendent à chasser les oppresseurs impérialistes », écrivions-nous dans l’article intitulé “ Orient ” (“ Prometeo ”, n° 2, février 1951), mais non de se plier aux illusions nationales petites-bourgeoises sur la possibilité d’une coexistence pacifique entre les nations en régime capitaliste. « Cela signifiait que partout en Orient où la lutte éclatait contre le régime féodal, agraire ou théocratique, en même temps que contre les métropoles coloniales, les communistes locaux et internationaux entrent dans la lutte et l’appuient. Non pour se donner comme but un régime démocratique bourgeois local et autonome, mais bien pour déclencher la révolution en permanence, qui ne se terminera qu’avec l’instauration de la dictature soviétique (...) Marx et Engels n’ont jamais rien dit d’autre : ils le disaient déjà pour l’Allemagne de 1848 ! La succession des trois périodes s’établit donc comme suit. Jusqu’en 1870 : appui aux insurrections nationales dans les métropoles. De 1871 à 1917 : lutte insurrectionnelle de classe dans les métropoles ; une seule victoire, en Russie. A l’époque de Lénine, lutte de classe dans les métropoles et insurrections nationales-populaires dans les colonies, avec la Russie révolutionnaire au centre, selon une stratégie mondiale unique qui ne sera périmée qu’avec le renversement du pouvoir capitaliste dans TOUS les pays ».

La grande perspective de Lénine d’un plan économique mondial unitaire fut honteusement trahie par la contre-révolution stalinienne, la politique nationaliste russe et ses multiples alliances avec des partis et des États bourgeois.


L’organisation du Congrès

Il s’agissait pour le mouvement communiste international, principalement centré sur les pays occidentaux et la Russie, de rejoindre les luttes anticoloniales et anti-impérialistes provoquées par la remise en question issue de la guerre impérialiste du pouvoir colonial dans différentes contrées, en Égypte 1919, Irak 1920, Palestine 1921 et 1924, Tunisie 1922, Rif, Syrie, et d’aider à la propagation du mouvement dans les autres pays d’Orient. Il s’agissait d’utiliser, pour la révolution mondiale en cours, l’énergie puissante que ces mouvements contenaient. Pour cela, l’I.C. tentait de rassembler le plus grand nombre de représentants des forces contestataires, et ce en un temps bien court pour organiser un rassemblement de grande ampleur, au milieu des agressions militaires et des difficultés de communication et de transport.

Trotski dans un discours pour le 3ème anniversaire de l’Université des peuples d’Orient le 21 avril 1924 (Œuvres Complètes) reprenait les faits en expliquant que le capitalisme avait deux faces : le capitalisme des métropoles dont le modèle était la Grande Bretagne et le capitalisme des colonies dont la plus typique était l’Inde. Or les capitalistes usuriers comme la Grande Bretagne et les USA font des prêts pour la plus grande part, après la première guerre mondiale, aux pays coloniaux dont ils financent le développement industriel (Asie, Amérique du Sud, Afrique du Sud). Tout cela « prépare la mobilisation des masses prolétariennes qui, d’un seul coup, sortiront d’un état préhistorique, semi-barbare et se jetteront dans le creuset industriel, l’usine ». Le mouvement national en Orient est un facteur de progrès dans l’histoire, même si la lutte se borne aux tâches nationales-bourgeoises. Le jeune prolétariat d’Orient, continuait Trotski, doit s’appuyer sur ce mouvement progressiste, mais le noyau de base qui émergera de l’Université communiste des peuples d’Orient occupera une place de levain de classe. A l’ouest, le mouvement de la révolution peut être contenu, ainsi avec le macdonaldisme en Grande Bretagne (MacDonald était alors à la tête d’un gouvernement travailliste) qui constitue la force la plus conservatrice en Europe. Ainsi la Grande Bretagne de MacDonald était « en train de renverser l’aile gauche nationale bourgeoise qui cherchait à européaniser l’Afghanistan indépendant et d’essayer d’y ramener les éléments réactionnaires les plus noirs, imprégnés des pires préjugés du panislamisme, le Califat » (6).


Les circonstances et le déroulement du Congrès

En juin-juillet 1920, le C.E. lançait un appel « aux masses populaires asservies de Perse, d’Arménie et de Turquie » (publié dans “ The Communist International “, june-july 1920). Il y dénonçait l’oppression féroce du gouvernement perse vendu aux capitalistes britanniques, celle des gouvernements anglais, italien, français en Turquie alliés aux beks et effendis, et la querelle entretenue entre les arméniens, les turcs et les kurdes par les capitalistes étrangers. L’appel s’adressait également aux paysans de Syrie et d’Arabie où sévissaient la France et l’Angleterre, dont le joug succédait à celui du sultan ottoman. Il les invitait, au nom des ouvriers anglais, français américains, allemands et italiens, à envoyer des représentants au « Congrès des ouvriers et des paysans de Perse, d’Arménie et de Turquie » prévu le 1er septembre à Bakou, pour joindre leurs efforts à ceux du prolétariat européen afin de lutter contre l’ennemi mutuel. La Perse, l’Arménie et la Turquie étaient voisins de l’Azerbaïdjan, premier bastion bolchévik en Transcaucasie. L’appel s’adressait aux représentants des Indes et à ceux des peuples musulmans vivant en Russie soviétique, ainsi qu’aux ouvriers et aux paysans du Proche Orient (Mésopotamie, Syrie, Arabie).

La ville de Bakou, en Azerbaïdjan, province de l’ancien empire russe conquise par le bolchevisme et devenue indépendante en 1918, fut choisie pour la tenue du congrès. Elle se situait au bord de la Mer Caspienne, à l’intersection de l’Asie et de l’Europe.

Grâce à ses ressources pétrolières, la ville avait une puissance industrielle et le pays était le seul pays musulman à avoir un parti communiste et des militants avant 1917. Les puits de pétrole étaient dans un état lamentable, les ouvriers pour la plupart persans logeaient dans de misérable cabanes, raconte Rosmer. Sous l’empire tsariste, elle était traitée comme une colonie et la bourgeoisie arménienne dominait la ville ; une mosaïque de peuple y travaillaient (russes, arméniens, musulmans iraniens, tatars, azéris). Des grèves y avaient éclaté en 1903, 1904, 1913, 1914. En 1904 y était fondé l’organisation démocratique révolutionnaire, “ Hemmat ” qui devint en 1917 le parti révolutionnaire azerbaïdjanais et prit une part active dans la révolution bolchevique pour créer en février 1920 le P.C. azerbaïdjanais. En 1920, un gouvernement bolchevik était au pouvoir, tandis qu’une République socialiste soviétique persane avait été proclamée à Rasht au début de juin 1920.

Mais en 1920, les bolcheviks russes, qui avaient triomphé de la contre-révolution blanche et de l’Entente, étaient encore menacé à Bakou, dans le Caucase du Nord et en Crimée, ainsi qu’au Turkestan où sévissait la révolte des paysans musulmans basmachis. En effet les armées polonaises soutenues par l’Entente, et celles commandées par l’ex officier russe Piotr Nilolaïevitch Wrangel (russe germano-balte) qui occupaient la Crimée, continuaient à harceler la région. En octobre 1920, la Russie signait la paix avec la Pologne et en novembre l’armée rouge mettait en déroute l’armée de Wrangel.

Pour la préparation du congrès de Bakou, comme nous le décrit E. Chabrier qui a accès à des documents russes de 1920 et de 1934, le C.E. nomma un bureau d’organisation avec G.K. Ordzonikidze (bolchevik géorgien qui dirigea le travail politique de l’Armée rouge dans le Caucase de 1918 à 1921 et devint le président du Bureau caucasien du P.C. Russe bolchevik, PCRb, en avril 1920), E.D. Stasova (bolchevique russe, secrétaire du Bureau caucasien du PCRb en juillet 1920), A.P. Mikojan (bolchevik arménien, actif à Bakou depuis 1917), Nariman Narimanov (azerbaïdjanais, membre du POSDR depuis 1905, un des fondateurs du Hemmat, président du comité révolutionnaire de l’Azerbaïdjan), Saïd Gabiev (daghestanais, membre du PCRb depuis 1918, président du comité révolutionnaire du Daghestan de 1920 à 1922). Ce bureau invita des délégations de la Perse, la Turquie, l’Arménie, la Géorgie, l’ Azerbaïdjan, le Turkestan soviétique, Khiva et Boukhara en Ouzbékistan, l’Afghanistan et d’autres pays ou peuples, prévoyant la venue à Bakou de 3280 délégués.

Le choix des délégués ne se fit pas facilement. Les bureaux des communistes turcs et iraniens de Bakou se chargèrent de faire venir les représentants de leurs pays et une vaste campagne de propagande fut lancée dans les régions orientales contrôlées par les bolcheviks. Hormis en Azerbaïdjan, où des élections des délégués furent organisées, des représentants furent le plus souvent désignés par leur parti communiste (il en fut ainsi pour la Perse et la Turquie dont les délégués furent traqués par les navires et les avions anglais à l’aller et au retour de Bakou), et de nombreux autres furent mandatés en raison de mouvements locaux parfois uniquement ethniques, nationalistes, sans parti, en rébellion contre l’oppression impérialiste. En effet, les préparatifs de ce congrès se firent au milieu d’une situation politique agitée, avec l’avance de l’Armée rouge vers Varsovie, la contre-offensive polonaise, les opérations de Wrangel, les hostilités britanniques et iraniennes pour empêcher la venue des délégués, dont certains trouvèrent la mort à l’allée ou au retour de Bakou. Des navires bolcheviques furent sollicités. Plus de 2 000 délégués (336 ou 469, selon les estimations diverses, azerbaïdjanais d’origine turque, azérie, russe, etc. ; 202 iraniens ; 137 géorgiens ; 131 arméniens ; 105 turcs ; etc...) participèrent ainsi au Congrès dont 55 femmes.

Les critères de participations ne semblent pas avoir été clairement définis par les organisateurs. 1071 délégués se déclarèrent communistes (membres du PCRb, ou membres d’organisations communistes récemment créées comme en Turquie et en Iran ; la politique de Moscou, selon Chabrier, était d’accepter aussi des musulmans), 334 des sympathisants, 467 sans parti.

Le parti communiste turc ouvrit son premier congrès à Bakou le 10 septembre 1920, réunissant 74 délégués. Le Parti Communiste Iranien tint son premier congrès fin juin 1920 à Enzeli tenu par les bolchevique depuis mai 1920 ; au sein du Parti Communiste Iranien s’affrontaient les partisans de la révolution sociale et ceux partisans uniquement de la seule lutte contre les britanniques et le chah. Le Parti Communiste Indien fut fondé en octobre 1920 à Taskent (capitale de la République Socialiste du Turkestan fondée en 1918) avec Manabendra N. Roy (il refusa de participer au congrès de Bakou, dénonçant ses allures de « parades propagandistes » comme l’écrit Pierre Broué dans son histoire de l’I.C.). Le Parti Communiste d’Arménie envoya 25 délégués au Congrès. Les musulmans des régions de Kars, Batoum, qui avaient créé une République du Caucase du sud-ouest (décembre 1918-avril 1920) mandatèrent à Bakou une délégation de 102 personnes. Ainsi des délégations importantes arrivèrent des régions où les bolchéviks avaient réussi à s’implanter. Mustafa Kémal avait mandaté un délégué non habilité à prendre des décisions.

Mais à quoi correspondaient donc ces affiliations à un parti communiste quand pour de nombreux nationalistes orientaux, les bolcheviks représentaient principalement une politique hostile à l’impérialisme anglais ? Quant aux sans parti, selon le compte-rendu de Zinoviev présenté au C.E. à son retour de Bakou, cité dans le document de Chabrier, une bonne partie était formée de gens appartenant à des partis bourgeois. Certains leaders présents au congrès de Bakou organisèrent l’année suivante des formations hostiles aux bolchéviks. Quelques délégués de Russie du Sud et d’Asie centrale étaient venus pour réaliser diverses transactions commerciales ; un rapport du Foreign Office signalait que des délégués arrivèrent avec des produits locaux qui alimentèrent un actif commerce. Et les révolutionnaires occidentaux furent étonnés, voire indignés pour certains, par les prières effectuées par des musulmans lors des séances.

Les ethnies et donc les langues étaient très hétérogènes et l’organisation de traductions fut donc compliquée à réaliser. Les délégations indienne, coréenne, chinoise, arabe (trois délégués) étaient extrêmement réduites. On peut donc bien imaginer que le congrès dut avoir l’air d’une grande foire bariolée et bruyante !

Le prolétariat occidental était donc représenté par des membres de l’I.C. qui allaient défendre et tenter de propager les thèses du II congrès de l’I.C. sur la question coloniale et nationale. G. Zinoviev, Radek et Béla Kun étaient accompagnés des représentants des pays possédant des colonies : le britannique Tom Quelch (membre du Parti Socialiste Anglais, élu au C.E. de l’I.C., il deviendra membre du P.C. britannique en 1923), le syndicaliste français Alfred Rosmer, Jansen (membre du P.C. des Pays Bas dès 1918, élu au C.E. de l’I.C.), le journaliste américain John Reed (membre du Communist Labor Party des USA fondé en 1918, il mourut du typhus à son retour de Bakou) ; d’autres membres de l’I.C., spécialistes des questions orientales (la situation en Perse, les problèmes agraires en Turquie, la situation au Turkestan) étaient présents. Zinoviev fut nommé par acclamation président du congrès. Tous ces membres se chargèrent de l’organisation du congrès.

Le Congrès de Bakou de septembre 1920 de l’Internationale Communiste exprima sa solidarité aux mouvements de révolte arabe en Égypte de 1919, de Syrie de 1919-20, d’Irak de 1920, et des Jeunes Turcs.

Les communistes turcs et persans ne purent guère débattre, mais les délégués de l’Asie centrale purent développer leurs critiques vis à vis de « survivances du colonialisme russe ». Des dirigeants musulmans, du Turkestan notamment, dénoncèrent des persécutions contre les rites religieux.

     «C’est le président de l’Internationale prolétarienne, Zinoviev, qui lit le manifeste final du Congrès; et à sa voix, les hommes de couleur répondent d’un seul cri, en brandissant leurs épées et leurs sabres. L’Internationale Communiste invite les peuples de l’Orient à renverser par la force des armes les oppresseurs occidentaux; elle leur crie: "Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d’abord contre l’impérialisme anglais !". Un cri de guerre semblable est lancé contre le Japon: on en appelle contre lui à l’insurrection nationale des Coréens, et la proclamation de Zinoviev souligne également la haine des bolcheviks pour la France et l’Amérique».

Les critiques concernant l’organisation du Congrès de Bakou ne manquèrent pas dans les rangs des militants communistes occidentaux. John Reed, auteur de “ Dix jours qui ébranlèrent le monde “ 1919, parla de « la démagogie et de l’ostentation qui avaient caractérisé le Congrès de Bakou ». Il fut pourtant un fervent participant et y prit la parole. Le responsable communiste indien, M.N. Roy ne se rendit pas au congrès de Bakou, affirmant dans ses mémoires qu’il s’agissait d’un « gaspillage futile de temps, d’énergie et de moyens pour une cavalcade aux portes du mystérieux Orient », refusant d’assister au spectacle du « Cirque Zinoviev ».

Le 14 octobre 1920, Zinoviev lors d’un discours (texte paru dans le Bulletin Communiste n° 25-1921, organe du Comité Français de la III Internationale) au Congrès de Halle, lors duquel la majorité du Parti social-démocrate allemand vota l’adhésion à l’I.C., répondit à quelques violentes critiques, dont celle concernant les concessions faites par les délégués de l’I.C. aux préjugés religieux lors du congrès de Bakou :

« Il va de soi que les mullahs de Khiva ne sont pas communistes. Mais la III Internationale est devant la nécessité de parler avec les travailleurs du monde entier, et ce, non pas du seul point de vue européen. Nous devons apporter la lumière aux mullahs de Khiva, dans un esprit qui convienne à leur pays. Nous voulons les entraîner avec nous, nous voulons les dresser contre leurs oppresseurs. Et nous ne pouvons atteindre ce but qu’en agissant comme nous l’avons fait (...) Si vous aspirez à la révolution mondiale, si vous voulez libérer le prolétariat des chaînes du capitalisme, vous ne devez pas penser à l’Europe seule, vous devez tourner aussi vos regards vers l’Asie (...) Camarades, il nous sera impossible de faire la révolution mondiale si nous ne mettons pas l’Asie sur pied. L’Asie est quatre fois plus peuplée que l’Europe ; ses peuples, comme nous, sont exploités, opprimés, ravalés par le capitalisme (...) Lorsque j’ai vu à Bakou des milliers de persans et de turcs chanter avec nous l’Internationale (...) c’est alors que j’ai senti passer le souffle de la Révolution mondiale (...) On a ri, dans cette salle d’entendre dire qu’à Bakou j’aurais “ prêché la guerre sainte “. J’y ai prononcé ces paroles : “ Peuples de l’Orient, on vous a beaucoup parlé de la guerre sainte, de même qu’on en a beaucoup parlé aux travailleurs européens en 1914, au moment de la guerre capitaliste ! Peuples de l’Orient, c’était alors une guerre maudite ! Mais aujourd’hui, nous vous engageons à commencer une guerre vraiment sainte contre la bourgeoisie et contre les oppresseurs de l’humanité toute entière “. Camarades ! Y a-t-il dans ces paroles quoi que ce soit de religieux ou de démagogique ? ».

A Bakou, il s’est exclamé devant les délégués : « Peuples opprimés du monde entier et prolétaires de tous les pays, unissez-vous contre vos exploiteurs » et ils étaient d’accord avec lui. Il continue : « Camarades, vous ne voulez pas admettre que ce Congrès ait été un événement historique. Vous vous l’êtes représenté, ou vous l’avez représenté comme une manœuvre de notre gouvernement. Ce fut pourtant, camarades, un acte révolutionnaire, un acte d’hostilité contre le capitalisme anglais ».

Il ajoutait que lors du congrès de Bakou un Comité de propagande et d’action avait été organisé, composé de 48 membres représentant 28 peuples et de deux représentants de l’I.C. ayant droit de veto. « Les peuples de l’Orient trouvent tout naturel que la fraction la plus avancée de la classe ouvrière soit leur éducatrice et leur guide (...) Nous devons (...) les [ peuples d’ Orient] soulever, les appeler, les aider, car sans leur appui, camarades, nous ne secouerons pas le joug de la bourgeoisie ».

Ce Comité d’action débouchait sur la création à Tachkent d’un Institut de propagande et sur la création de l’ Université des Peuples d’Orient comportant des branches à Bakou et à Irkoutsk en Sibérie orientale et qui accueillit les premiers jeunes militants arabes. Il s’agissait d’y former les futurs militants communistes orientaux. En 1922, un bureau de l’Orient était créé pour coordonner l’action des communistes dans les zones sous la dominations des puissances occidentales et comportait trois sections : Afrique du nord, Proche Orient, Asie du Sud et du SE, dirigé d’abord par Radek.

Au cours de la décennie 1920, de nombreux partis communistes sont créés dans toutes ces zones en dehors de l’Europe, soit proches de l’URSS, au Moyen Orient. En Inde, l’action de Roy commence à porter ses fruits malgré une répression systématique des autorités britanniques et les tensions avec le Parti du Congrès qui avec Nehru et Gandhi prônait la non-violence. Le Parti Communiste Indien fut fondé en 1925. Le Parti Communiste Chinois fut créé en 1921 mais très vite lui aussi fut confronté à la dégénérescence du Komintern.

L’action désordonnée du Komintern et son revirement stratégique sur la question nationale dès les années 1928 sera délétère, de même que l’influence du Parti Communiste Britannique.

Le Krestintern ou Conseil international paysan était fondé en octobre 1923, et son premier congrès, sous l’égide de Zinoviev, réunit plus de 48 nationalités pour définir des thèses et rapports concernant la paysannerie. Il se donnait aussi pour but de propager la révolution mondiale en unissant les ouvriers des champs à ceux des villes. Mais il subit également les contre-coups de la dégénérescence de l’I.C.

Quels furent les effets du Congrès de Bakou ? Alfred Rosmer dans “ Moscou sous Lénine 1920 “ écrivait : « Quels furent les résultats de ce congrès, incontestablement le premier de ce genre où on avait réussi à rassembler des représentants de tous les pays, de toutes les races et peuplades de l’Orient ? Dans l’immédiat il ne donna pas ce qu’on aurait pu en attendre ; il n’y eut pas dans les mois qui suivirent, de soulèvements assez importants pour inquiéter et occuper sérieusement les puissances impérialistes. L’ébranlement était profond mais il ne fit sentir ses effets que plus tard ; il fallait du temps pour que les débats et les résolutions portent leurs fruits, pour rassembler assez de forces conscientes de la lutte à mener contre des maîtres jusque-là tout puissants » (chapitre 16 : Les peuples de l’Orient au congrès de Bakou).

Malheureusement les forces de la contre-révolution furent les plus fortes. La perspective de Lénine d’une république socialiste mondiale fut trahie.


La question de l’indépendance nationale n’est plus à l’ordre du jour en Orient

Aujourd’hui, la situation en Orient est totalement bouleversée par le développement capitaliste au niveau mondial. La question nationale ne s’y pose plus, tandis la question agraire y est toujours à l’ordre du jour en raison de la persistance d’une importante masse de paysans pauvres et sans terre et de petits paysans dans ces contrées. La révolution communiste mondiale a désormais toutes les bases économiques et sociales pour passer au communisme sans poser le problème de la question nationale.

Dans “ Orient “ de 1951, l’article se terminait ainsi, plein d’espérance :

     « La politique du bloc occidental anti-fasciste et anti-allemand d’hier, et celle du bloc oriental soi-disant anticapitaliste d’aujourd’hui, qui ne vise plus la république socialiste mondiale mais une démocratie nationale et populaire plus mensongère encore que celle de Washington, reçoivent la même qualification que celle donnée par Lénine au social-nationalisme de 1914: trahison. Car il ne faudra pas si longtemps pour que se reconstitue une unité d’organisation et de lutte des exploités et des opprimés de tous les pays. D’ici là, il n’y aura pas de paix qui soit désirable, ni de guerre qui ne soit infâme».

Nous en sommes toujours là. Que renaissent les organisations de classe au niveau mondial et l’unité d’organisation des exploités et des opprimés de tous les pays ! Que vive la révolution communiste mondiale !

  


1 - On distingue le Caucase du Sud ou Transcaucasie, formés aujourd’hui de l’Arménie, de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan et de la région de Kars en Turquie, de celle du Caucase du Nord, ou Ciscaucasie, sous domination russe avec la Tchétchénie, l’Ossétie, et le Daghestan. Le Sud du Caucase constitue aujourd’hui un corridor d’oléoducs transportant le pétrole de la Mer Caspienne vers la Mer Noire, et elle est convoitée par les impérialismes russe, chinois, américain, de même que par les puissances régionales que sont la Turquie et l’Iran. Les USA depuis 1993, sous Clinton, ont débuté une pénétration financière et militaire de cette région malgré l’hostilité évidente de Moscou. Comme les Balkans, le Caucase est surnommé une “ poudrière “ en raison des nombreux conflits qui ne cessent de s’y succéder.

2 - Il s’agit de la II Internationale, qui est morte en se transformant en un organe contre-révolutionnaire avec sa trahison lors de la guerre de 1914. Après la fin de la première mondiale, sa renaissance n’avait qu’un but, barrer la route à la montée révolutionnaire du prolétariat européen.

3 - “ Les délégués au premier congrès des peuples d’Orient ” (in “ Cahiers du monde russe et soviétique ”, vol 26 n.1, 1985) de Edith Chabrier, spécialiste contemporaine du monde russe.

4 - “ Les quatre congrès mondiaux de l’I.C. 1919-1923 ”, Librairie du Travail, 1934.

5 - Les staliniens utiliseront cet argument par la suite pour soumettre les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les luttes sociales du prolétariat occidentales aux intérêts de l’État russe, devenu, à son tour, après la contre-révolution stalinienne de 1927, un État impérialiste. Renversant ainsi la pyramide : au lieu d’avoir l’I.C. qui contrôlait le parti bolchévik et à travers lui, l’État russe, ce fut l’État russe, qui après avoir soumis le parti bolchévik, se mit à contrôler l’I.C. dans son intérêt national.

6 - C’est ce que les États impérialistes font aujourd’hui partout : c’est là, la base de l’État islamiste.