Parti Communiste International  

 

Revenant sur la question chinoise

Réunion générales:
26-28 janvier 2018 [RG130]
25-27 mai 2018 [RG131]
28-30 septembre 2018 [RG132]

 
 


Introduction

I partie - Le travali du parti sur la question chinoise jusqu’à la fin historique de l’isolationnisme chinois :
  - Les guerres de l’opium (1839 et 1856) et la révolte des Taiping (1851‑1864)
  - Marx attendit la révolution en Europe de la Chine.
  - Impuissance de la bourgeoisie chinoise: La pénétration impérialiste, la révolution bourgeoise du Kuomintang de 1911 et les années de la réaction des seigneurs de guerre (1913‑1918).
  - Lénine 1913 : Le réveil de l’Asie.

II partie - Parti communiste et syndacat de classe dans la révolution chinoise (1919‑1927) :
 - Les campagnes chinoise
 - Le développement contradictoire du capitalisme en Chine
 - La classe ouvrière chinoise
 - La perspective marxiste dans les Thèses de l’Internationale Communiste

III partie - La perspective marxiste dans les thèses de l’Internationale communiste, solides points d’ancrage à la doctrine: rôle des classes dans la double révolution :
 - La révolution “permanente”
 - L’indépendance d’organisation du prolétariat avant, durant et après la révolution.
 - Nature et perspective de la  révolution en Chine en Orient
 - Les Thèses sur les questions nationale et coloniale au Second Congrès de l’Internationale Communiste

 

 

 

 


INTRODUCTION

Avec ce premier rapport présenté lors d’ une réunion générale du parti en 2017, nous poursuivons l’étude de la question chinoise qui, au cours des années, a été abondamment développée par notre Parti (1).

Nous écrivions en 1970 (Il Programma Comunista, n°5/1970, n°6/1971) : « Dans la doctrine marxiste et dans l’histoire des luttes de classe du prolétariat mondial, la Chine occupe une place que seul notre Parti a su défendre contre la trahison du social-impérialisme russe et les falsifications de l’histoire nationale maoïste ». Contre les traîtres et les falsificateurs qui annonçaient la « construction du socialisme » en Chine et ailleurs, le Parti a toujours répété que cette « construction du socialisme » ne pouvait signifier que l’accumulation du capital et l’extension de l’économie de marché, soulignant par conséquent la grande portée historique de ces événements. La révolution chinoise a été une révolution bourgeoise, et dès le début elle dut assumer la tâche historique de développer le capitalisme, de favoriser le commerce et l’industrialisation de l’immense pays, dominé par un monde rural gigantesque et arriéré.

Dans les années 1980, en conclusion d’un travail approfondi, intitulé “L’épilogue bourgeois de la révolution chinoise se lit dans son passé”, nous insistions fermement sur un point relevé par notre courant dans la question chinoise : « Depuis que l’Octobre russe, en tant que victoire prolétarienne internationale, a été renversé par la vague contre-révolutionnaire du nationalisme grand russe, le fait le plus révolutionnaire de l’histoire contemporaine a été la rupture de la traditionnelle immobilité économique et sociale de l’Asie, événement auquel la révolution chinoise, avec ses alternances d’avancées et de reculs, a grandement contribué » (Il Partito Comunista, 1980‑1984).

La grande stabilité des constructions historiques a été un impératif constant de l’évolution sociale chinoise, et l’effort rénovateur créant de nouvelles formes sociales a été extrêmement long et ardu. Voici encore une citation tirée de “Les luttes de classes et d’ Etats des peuples non blancs, champ vital historique pour la critique révolutionnaire marxiste” (Il Programma Comunista, 1958, n°3‑6) : « Pour que les forces révolutionnaires, en germe dans la société décrépie agraire et bureaucratique, parviennent finalement à renverser la résistance opposée par le camp de la conservation, il a fallu un travail titanesque qui couvrit un siècle entier, depuis la première guerre de l’opium et la fondation de la République populaire, et donc le premier choc ébranlant de l’extérieur l’édifice momifié de la monarchie mandchoue Qing (2), jusqu’à la constitution de la Chine dans des formes d’État moderne ».

Le siècle de la révolution chinoise renferme, dans un arc de temps court, une séquence incessante d’événements, de mutations, de guerres, de révolutions et contre-révolutions, qui n’ont pas d’égal dans l’histoire des autres nations. Mais la révolution chinoise, tout en visant des buts nationaux, se développe en étroite connexion dialectique avec les grands événements mondiaux, au cours desquels la Chine devient le théâtre principal où s’entremêlent et se heurtent la pénétration de l’impérialisme avec ses crises et ses guerres, la révolution nationale et la révolution socialiste. En particulier, la victoire révolutionnaire de l’Octobre russe avait ouvert à la Chine la grande perspective, décrite par les Thèses de l’Internationale, d’une nécessaire soudure, lors du heurt mondial contre le capital, entre les luttes des prolétaires des métropoles occidentales et celles des peuples d’Orient.

De 1920 à 1927, la Chine a fourni l’exemple le plus important d’une action indépendante de la classe prolétarienne dans l’histoire des mouvements anti coloniaux, et ceci représente une autre raison fondamentale qui fait que la Chine occupe une place de premier ordre dans le travail de notre Parti. Dans les années 1920, le prolétariat chinois, en nombre fortement réduit par rapport à l’océan paysan, réussit à obtenir un rôle absolument décisif dans les luttes de classe qui se déroulèrent en Chine et en se mettant à la tête de la révolution chinoise naissante. Les syndicats, quasi inexistants en Chine avant les années vingts, se formèrent en quelques années, et menèrent des luttes et des grèves qui furent de vraies guerres de classes. Ces dernières coûtèrent beaucoup de sang ouvrier, mais aussi constituèrent un témoignage significatif dans l’histoire du mouvement ouvrier, comme la victoire de l’insurrection de Shanghai, qui avant d’être défaite par les armées de Chiang Kaï Shek, fut désarmée et menée au massacre par la trahison stalinienne.

Le Parti Communiste Chinois (PCC), quoique numériquement faible lors de sa naissance en juillet 1921, se mit bien vit à la tête des syndicats, et devint le point de référence du prolétariat chinois ; et, dans certaines zones, également des masses paysannes. Le PCC, qui était né en 1920 comme le parti italien, mais sans avoir derrière lui une tradition marxiste solide, se développa dans le cours des grandes luttes sociales, et aurait pu assumer le rôle de guide de la révolution chinoise, si l’opportunisme, qui avait pénétré dans l’Internationale, ne l’avait condamné à renoncer à son autonomie politique et organisative. L’Internationale, en faisant entrer le PCC dans le Kuomintang (parti nationaliste chinois créé par Sun Yat‑sen après la révolution de 1911), et en confiant à ce dernier le rôle de guide de la révolution chinoise, entraîna l’inévitable défaite du communisme en Chine.

La défaite du communisme en Chine, imputable essentiellement à la direction politique de l’Internationale, a eu pour les révolutions de l’ Orient l’importance qu’eut en Europe l’échec de la révolution allemande.

Revenir sur les grandes luttes qui ont bouleversé la Chine durant les années 1920 signifie pour le Parti rechercher les causes de la défaite et se préparer pour le futur assaut révolutionnaire. Le Parti, a depuis toujours soutenu que « la théorie et l’action sont des domaines dialectiquement inséparables et que les leçons de l’histoire n’ont rien de livresque ou d’académique, mais résultent (pour éviter ce terme d’expériences, qui est aujourd’hui la tarte à la crème des philistins) des bilans dynamiques que nous avons tirés des affrontements intervenus sur une très grande échelle entre des forces réelles considérables, en utilisant même les cas où les forces révolutionnaires ont finalement été vaincues. C’est ce que nous avons appelé, selon un critère marxiste classique, les « leçons des contre-révolutions ». (Thèses de Naples, 1965, point n°5)

L’année 1927 représente celle de la défaite de la révolution prolétarienne en Chine. Depuis lors, le mouvement révolutionnaire ne reprendra qu’après la seconde guerre mondiale, dans les zones agricoles et les plus arriérées de la Chine, avec un caractère de classe totalement différent, nationaliste et anti impérialiste, et non plus communiste. Depuis ces régions, les armées paysannes de Mao se répandirent pour conquérir les villes, jusqu’à la constitution de la Chine en Etat national indépendant en 1949.

La réalisation de l’unité et de l’indépendance nationale constituaient la prémisse au développement bourgeois en Chine. La Chine d’aujourd’hui, après des décennies de développement capitaliste, est devenus un des plus grands pays impérialistes, et se présente sur le marché mondial comme un brigand parmi les brigands, prête à remplacer les Etats Unis, la plus grande puissance mondiale après la seconde guerre mondiale. Les prolétaires chinois d’aujourd’hui connaissent bien ce que signifie porter les chaînes de l’oppression capitaliste, et seront appelés demain à verser sueur et sang pour la Patrie. L’impérialisme chinois cherche, et cherchera de plus en plus à corrompre les jeunes générations ouvrières afin de détacher les prolétaires de la lutte pour leurs intérêts propres, d’empêcher les luttes revendicatives qui croissent de plus en plus. Les prolétaires chinois n’ont pas à soutenir leur propre impérialisme. Ils doivent au contraire continuer d’étendre la lutte pour des augmentations de salaires, pour la réduction des heures de travail, en impulsant les organisations de classe, avec la renaissance des syndicats classistes, et la connexion avec le programme du communisme révolutionnaire.

Ceci n’est pas nouveau pour le prolétariat chinois. Le jeune prolétariat chinois a une glorieuse tradition à laquelle se référer ; il doit revenir aux méthodes de lutte et d’organisation des premières générations ouvrières.

 

 

 

 


LE TRAVAIL DU PARTI SUR LA QUESTION CHINOISE JUSQU’À LA FIN DE L’ISOLATIONNISME DU PAIS

Afin de pouvoir mieux décrire la lutte de classe qui se développe en Chine durant les années vingt, il est nécessaire de rappeler les bouleversements des vieilles formes économiques et des organisations sociales qui se sont succédés dans cet immense pays.


Les guerres de l’opium (1839 et 1856) et la révolte des Taiping (1851‑1864)

Dans le Manifeste du Parti Communiste (chapitre 1 "Bourgeois et prolétaires"), Marx écrit : « La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en dissolution ».

Vers le 16ème siècle surviennent entre l’Europe et l’Asie des heurts politiques et militaires, mais il s’agit en fait d’une lutte sur le terrain économique. Les Etats qui s’imposeront seront ceux qui réussiront à accélérer le rythme de l’accumulation primitive du capital, à former de grandes fortunes mercantiles et financières, présupposé et point de départ du mode de production capitaliste. La grande lutte entre l’Asie et l’Europe se décidera sur les mers, sur les routes océaniques qui ouvriront la route au commerce mondial . Les Etats qui finalement réussiront à monopoliser le commerce mondial, qui seront en mesure d’aligner de puissantes flottes commerciales et militaires pour éliminer leurs concurrents, seront les Etats vainqueurs.

Le grand tournant du 16ème siècle est que le commerce assume désormais une importance qui dépasse les nations et les continents : il est devenu mondial. Il devenait donc fondamental de relier directement les deux continents, l’Europe et l’Asie. L’Asie ne participe pas à cette entreprise, mais les nouveaux Etats nés sur les rives de l’Atlantique. En effet, les nouvelles monarchies d’Espagne, du Portugal, de France et d’Angleterre possèdent les moyens financiers de se munir de flottes pour les expéditions océaniques. La découverte de l’Amérique permet à l’Espagne et au Portugal de conquérir d’immenses territoires, mais n’a pas une influence immédiate sur l’histoire mondiale. La circumnavigation de l’Afrique par Vasco de Gama est fondamentale, et ensuite l’héroïque expédition de Magellan qui, poussant jusqu’à l’Atlantique austral, trouve le passage Sud‑Ouest menant au Pacifique. La circumnavigation du globe terrestre consigne le primat à l’Occident, et peu importe s’il passera des Ibériques aux Hollandais, Anglais et Français. La victoire de l’Europe est complète : l’encerclement de l’Asie est accompli.

Cette supériorité navale de l’Occident ne fut pas le fruit du hasard. La technique des constructions navales et l’art de la navigation avaient connu une grande impulsion en Occident, parce que la civilisation européenne, naissant sur les rives de la Méditerranée, obligeait les grandes puissances qui aspiraient à la suprématie impériale de se doter de puissantes flottes, de devenir des puissances navales. A l’opposé, les Etats asiatiques n’eurent jamais la nécessité de se doter de flottes comparables à celles de l’Occident. La Chine, par exemple, était menacée par les invasions des barbares qui arrivaient du nord, tandis qu’ils n’avaient pas à affronter le danger d’invasions provenant de la mer. L’Océan était pour eux une barrière infranchissable. Mais quand cette barrière fut brisée, ils se trouvèrent sans défense. L’Asie qui pendant des millénaires avait été la source inépuisable de peuples conquérants qui avaient envahi l’Europe, deviendra à son tour l’objet d’invasions et de conquête brutale. Mais les nouveaux conquérants ne viendront pas à cheval comme les anciennes populations nomades, mais sur des navires de guerre munis de canons et produits par l’industrie moderne (3).

Dans la première moitié du 16ème siècle, les premiers arrivés en Chine sont les Portugais, suivis par les Anglais, Français, Hollandais, et dès lors commence une lente mais continue désagrégation de la puissance chinoise.

Dans un premier temps, l’expansion occidentale n’est pas en mesure d’ébranler l’État bien structuré chinois. La liberté de commerce est fortement limitée. Vers la fin du 17ème siècle, sous la dynastie Qing, il est permis aux étrangers de commercer avec la Chine dans le seul port de Canton. Les marchands européens sont considérés comme dangereux par la cour chinoise et on tente de les soumettre à un contrôle bureaucratique. Ainsi est créée une guilde des marchands chinois, appelée Co Hong (formalisée par un édit impérial de 1760), qui avait le monopole du commerce avec les étrangers et était strictement liée aux autorités chinoises.

Face aux émissaires du capitalisme occidental, qui poussaient pour un plus grand accès au riche marché chinois, la Chine se renferme sur elle‑même ; et jusqu’en 1793, quand les Anglais demandent à la Cour chinoise une plus grande ouverture pour leur commerce, ils sont fermement repoussés

Mais l’Angleterre, devenue l’usine du monde, ne peut reculer face à un marché aussi vaste pour sa production industrielle ; elle ne peut continuer à importer les produits de coton et de soie provenant de l’artisanat domestique chinois ; les importations chinoises de thé, qui avait pris la place du lait dans la maigre collation du travailleur anglais, augmentaient considérablement. Pour faire face à ce déficit commercial, de grandes quantités de métal d’argent sont utilisées pour payer les commerçants chinois.

Afin d’arrêter cette hémorragie de métaux précieux, l’Angleterre se lance alors dans le commerce de l’opium. Avec cette drogue, les Anglais résolvent leur principale difficulté : les produits chinois, principalement le thé et la soie, d’abord payés en métal argent, peuvent être désormais échangés contre de l’opium. Le métal argent, qui dans la première période d’échanges avec l’extérieur, est importé en masse par les Chinois, commence à diminuer dès 1826.

Marx reconstruit l’histoire du commerce de l’opium. Jusqu’à la moitié du 18ème siècle, la quantité d’opium exportée en Chine se limitait à quelques centaines de caisses, et le produit était principalement utilisé en médecine. Le quasi monopole de ce commerce avec la Chine était détenu par les Portugais qui se procuraient la drogue en Turquie. Mais en 1773, les dirigeants britanniques de la Compagnie des Indes Orientales eurent l’idée de cultiver l’opium en Inde et de l’exporter en Chine. Au début du 19ème siècle, le nombre de caisses d’opium importées en Chine avait grimpé à plus de deux milles, et les années suivantes il atteignait des proportions de plus en plus énormes : en 1820, le nombre de caisses introduites en Chine était monté à plus de 5 000, en 1821 à 7 000, pour dépasser les 12 000 en 1824. En 1837, les caisses d’opium arrivées en contrebande en Chine atteignaient 39 000.

Jusqu’alors, les échanges avec l’extérieur avaient permis à la Chine d’engranger de grosses quantité de métal argent. En 1837, le Gouvernement chinois se trouva dans l’obligation d’intervenir radicalement : l’assèchement continu de l’argent faisant suite à l’importation de l’opium commençait à désorganiser les finances et à bouleverser la circulation monétaire de l’Empire. Le Gouvernement décida de « ne pas légaliser le commerce scélérat, à cause du dommage qu’il faisait subir au peuple » (Marx, Histoire du commerce de l’opium, articles du N.Y.Daily Tribune de septembre 1858 : « Libre échange et monopole », 25 septembre 1858).

Et il se refusa d’appliquer un impôt qui aurait augmenté la décadence physique et morale du peuple. Les mesures exceptionnelles du Gouvernement chinois à partir de 1837 culminèrent dans la confiscation et la destruction de l’opium de contrebande. Ceci fournit le prétexte de la première guerre de l’opium anglo-chinoise (1839‑1842), la seconde se déroulant de 1856 à 1860 ; les deux conflits militaires se terminant par la capitulation chinoise.
L’attaque militaire que la principale puissance de l’époque, l’Angleterre, suivie ensuite par la France, lança plusieurs fois contre la Chine pour en briser l’isolationnisme, vise exclusivement à secouer l’obstacle qui s’oppose au commerce capitaliste. L’expansionnisme capitaliste, par les lois économiques inflexibles qui le gouvernent, tend à élargir de façon incessante les limites du marché mondial, à détruire toute barrière qui y fait obstacle, et ne pouvait s’arrêter face aux "tabous légaux" avec lesquels les Chinois pensaient pouvoir maintenir la fermeture de leurs ports. L’Empire chinois qui avait banni l’opium est ainsi forcé par les armes à en réadmettre l’usage ; et la Chine qui ne produisait pas cette drogue est contrainte à l’importer de l’Inde dans des quantités de plus en plus grandes et à en permettre le commerce intérieur.

La Chine devient ainsi un marché contraint du capitalisme occidental. Au travers de la brèche ouverte par la drogue, et que les canons anglais et français élargissent de plus en plus durant les deux guerres de l’opium de 1842 et 1856, se déversent également les produits finis. A partir de 1860, année de la fin de la seconde guerre de l’opium, les Occidentaux étendent leur pénétration à la Chine du Nord et de l’intérieur, et en 1870 environ 15 "ports ouverts" existent en Chine. Avec l’arrivée des cotonniers anglais, l’exportation chinoise de toile commence à décliner. L’importation de produits manufacturés cotonniers croît jusqu’à représenter environ un tiers des importations totales chinoises en 1870 ; quelques années après, elle devient la principale importation, dépassant celle de l’opium. Entre 1870 et 1880, l’opium et les tissus de coton continuent à être parmi les principaux produits exportés vers la Chine, mais l’exportation d’autres produits, principalement métalliques et métallurgiques, se développe également.

A partir de la seconde moitié des années 1880, la pénétration étrangère en Chine s’étend et assume des formes nouvelles. Le rythme croissant du développement industriel occidental, l’ouverture du Canal de Suez en 1869, la croissance de la navigation à vapeur, donnent une forte impulsion à l’augmentation des échanges commerciaux avec la Chine et surtout à un fort incrément des exportations dans ce pays, dont la valeur double dans la décennie qui va de 1885 à 1894. Ce sont les années durant lesquelles la balance commerciale tourne définitivement à l’avantage des étrangers.

Commerce extérieur chinois
(en milliers de yuans)
Cf. Programme Communiste n° 31, 1965, "Le mouvement social en Chine"
Années Importations Exportations Différence
1864 51 293 54 006 +2 713
1870 69 290 61 682 -7 508
1876 70 269 80 850 +10 581
1887 102 263 85 860 -16 403
1890 127 093 87 144 -39 949
1894 162 110 128 997 -33 223

Durant les dernières décennies du 19ème siècle, survient le passage du capitalisme dans sa phase impérialiste, au sens de Lénine : en Chine l’afflux de marchandises s’accompagne alors d’un afflux de capitaux occidentaux, d’investissements industriels et de prêts internationaux. Vers la fin du siècle, la vie économique chinoise est désormais dans les mains des étrangers qui y contrôlent les secteurs principaux.

Mais la défaite militaire chinoise des deux guerres de l’opium détermine aussi l’asservissement politique de la Chine qui doit subir les exigences des puissances occidentales. Avec la guerre sont imposés les "traités inégaux" pour les chinois. Sur leur base, la Chine doit payer de lourdes indemnités de guerre qui contribuent à saigner les caisses impériales ; l’ouverture aux trafics mondiaux des ports maritimes et fluviaux est imposée ; les droits chinois sont limités à un tarif de 5%; les marchandises étrangères en Chine ne sont pas soumises à la taxe de circulation, le lijin (4) ; les concessions territoriales sont instaurées, permettant d’enraciner les diverses sphères d’influence des pays impérialistes ; le régime d’extraterritorialité est introduit, offrant aux citoyens étrangers le droit de se soustraire à la juridiction chinoise et d’être exemptés du paiement des impôts ; enfin, les navires de guerre des puissances étrangères peuvent stationner dans les ports ouverts et aborder tout port chinois « quand les intérêts du commerce le réclament ». Si la Chine ne tombe pas directement sous le contrôle colonial, c’est uniquement en raison des âpres rivalités existant entre les brigands impérialistes !

La dynastie impériale, outre d’être écrasée par la force des puissances étrangères, doit affronter également de graves difficultés internes. Les guerres de l’opium ayant provoqué un bouleversement du vieil équilibre économique chinois, entraîne de profondes crises sociales. La diffusion de l’opium, la fuite du métal argent, l’afflux de produits manufacturés étrangers, avaient aggravé une crise agraire dont les racines provenaient de l’augmentation rapide de la population et dans la pénurie de terres cultivables. Ces phénomènes se greffaient sur la traditionnelle pauvreté du paysan chinois, que l’arrivée des Occidentaux avait aggravée. Tout l’édifice social pesait sur les épaules des paysans qui payaient le loyer aux propriétaires fonciers, les intérêts aux marchands et usuriers, et les impôts à l’Etat. En outre, dans la moitié du 19ème siècle, se sont succédées des famines, des sécheresses, et des inondations causant des milliers de morts, catastrophes face auxquelles le pouvoir impérial dont les caisses sont continuellement vides, est impuissant : sans moyens financiers adéquates, les travaux nécessaires à la régulation des eaux ne pouvaient être entrepris.

Les grandes révoltes paysannes avaient ponctué l’histoire de la Chine et celles des dynasties successives. Quand le poids cumulé des loyers, des dettes et des impôts, auquel pouvaient s’ajouter les catastrophes naturelles (famine, inondations), devenait intolérable, éclataient localement des révoltes contre les percepteurs des impôts et des loyers, révoltes qui pouvaient se transformer en grandes guerres paysannes. Des rébellions répétées, provenant de la grave crise économique et d’inondations, culminèrent en 1850 dans une formidable révolte paysanne, qui à partir de la province du Guangxi au sud se diffusa plus au nord (jusqu’à 100 km de Pékin) et pendant onze ans contrôla la vallée du Yangtze. C’est la révolte des Taiping.

D’autres révoltes simultanées éclatèrent au nord et dans le Turkistan chinois et tentèrent de s’unir à celle des Taiping mais le caractère religieux des Taiping fut un obstacle.

La révolte des Taiping ouvre en Chine l’ère révolutionnaire moderne. Elle peut être considérée comme la dernière guerre paysanne de l’histoire chinoise et la première tentative ayant échoué de création d’un Etat moderne et démocratique. Les Taiping parvinrent à fonder un Etat qui dura 15 ans (1851‑1865). Seigneurs terriens et mandarins sont tués par les rebelles. La révolte s’accompagne de l’occupation des terres par les paysans, et de la volonté d’émettre des décrets qui imposèrent la destruction des titres de propriété et réalisèrent des programmes de gestion collective de la propriété terrienne. La lutte physique est complétée par une critique cinglante de l’idéologie de la classe dominante. Le communisme agraire des Taiping s’exprime ainsi dans des formules comme celle‑ci : « Toute la terre qui est sous le ciel devra être cultivée par tout le peuple qui est sous le ciel. Qu’ils la cultivent tous ensemble, et quand ils récolteront le riz, qu’il le mangent ensemble » (5).

Le radicalisme agraire des Taiping se heurtent inévitablement à toutes les forces des privilégiés urbains et ruraux, et mine l’autorité et le prestige de la vieille caste bureaucratique. Les paysans révoltés se battent directement contre tous ces secteurs de la société chinoise qui, d’une façon ou d’une autre, étaient liés à la propriété terrienne. Ces derniers se rangent étroitement autour de la dynastie mandchoue. Mais ils trouvent un allié aussi dans les puissances étrangères. En effet les Taiping, parmi les différentes mesures qu’ils adoptent, tentent de supprimer le commerce de l’opium, ce qui gêne les intérêts occidentaux. Après une neutralité initiale, des troupes franco-britanniques interviennent directement dans le conflit dès 1860 (fin de la seconde guerre de l’opium). D’autre part, des conflits internes éclatent parmi les Taiping dès 1856 et les chefs s’assassinent entre eux, désorganisant le royaume des Taiping. Une armée commune de l’Empereur et des européens écrase en 1864 les héroïques Taiping et entre à Nankin répandant des fleuves de sang. Des bandes armées continuent le combat et sont écrasées définitivement en 1871. Certains historiens estiment le nombre de victimes de cette guerre civile à 20‑30 millions ! Mais les catastrophes "naturelles" en produisirent encore plus. Ainsi la population de la Chine devait passer de 410 millions en 1850 à 350 millions en 1873 !!

La grande révolte avait échoué parce que la guerre paysanne traditionnelle était incapable de résoudre une situation qui était désormais différente des siècles précédents. Il ne s’agissait plus de mettre à bas une dynastie et de la remplacer par une autre qui aurait proposé des réformes sociales et agraires. Un nouveau facteur était désormais en place dans la société chinoise qui rendait impossible cette solution de la question paysanne. Les puissances occidentales défendaient leurs positions en s’appuyant sur toutes ces couches sociales qui avaient des privilèges à sauvegarder. Et si elles étaient disposées à mettre de côté une dynastie moribonde, elles ne pouvaient renoncer à l’alliance avec les classes dominantes et privilégiées : les propriétaires terriens, les marchands et les fonctionnaires. Ce bloc avait un intérêt commun à soumettre et à essorer le paysan chinois. Dès lors, il était clair que la révolution chinoise aurait pu vaincre à la seule condition que le combat se fasse contre les classes possédantes chinoises et non seulement contre les puissances impérialistes.


Marx attendit la révolution en Europe de la Chine

Marx et Engels vont écrire de nombreux articles sur la Chine de 1850 à 189.

Déjà au début des années 1850, dans un de ses premiers articles sur les événements en Chine, Marx avait relié l’expansion du capitalisme en Chine et la guerre de l’opium à la crise sociale de l’Empire millénaire et à la possibilité de développements révolutionnaires. Dans un article du 14 juin 1853, intitulé significativement "La Révolution en Chine et en Europe", Marx pose directement la question de l’effet que peut exercer une révolution en Chine sur le capitalisme occidental. Il soutient : « Il peut paraître très étrange et paradoxal d’affirmer que le prochain soulèvement des peuples européens en faveur de la liberté républicaine et d’un gouvernement bon marché dépendra probablement plus de ce qui se déroule dans le Céleste Empire – au pôle opposé de l’ Europe – que de toute autre cause politique actuelle. En tout cas, il en dépend plus que des menaces de la Russie et de la perspective qui en découle d’un conflit européen généralisé. En fait, il n’y a là rien de paradoxal, et c’est que ne peut manquer de reconnaître celui qui considère de plus près les circonstances de cet état de choses ».

Marx soutenait que la guerre de l’opium et la révolte des Taiping étaient étroitement liées. Les canons anglais, en imposant à la Chine le commerce de l’opium, étaient la cause de la révolte sociale des Taiping. La force des armes anglaises avait brisé « la foi superstitieuse en l’éternité du céleste empire », l’isolement séculaire dans lequel la vieille Chine était enfermée, et les raisons en étaient exclusivement économiques. La balance commerciale favorable à la Chine jusqu’en 1830 devait être renversée avec la contrebande de l’opium accompagnée de la corruption des fonctionnaires, jusqu’alors fidèles gardiens de la dynastie. Les autorités impériales essayèrent de bloquer le commerce, mais ils furent vaincus militairement. Après l’opium, d’autres produits anglais dont les cotonnades envahirent le marché chinois, ruinant l’industrie et l’artisanat local. Désormais, « la monnaie d’argent, sang vital de l’Empire, s’écoule vers les Indes orientales britanniques ». Le déclin de l’autorité impériale, la ruine de l’artisanat domestique à cause de la concurrence des produits industriels occidentaux, l’aggravation du poids fiscal sur les paysans, tous ces facteurs mirent fin à la stabilité millénaire de l’Empire chinois. D’où l’origine de la révolte des Taiping.

Sans se faire d’illusion sur le "socialisme" des Taiping, Marx se demandait si la révolution bourgeoise en Chine aurait eu des répercussions sur le capitalisme blanc et aurait produit une secousse révolutionnaire dans la vieille Europe. « Maintenant que l’Angleterre a déchaîné la révolution en Chine, nous devons nous demander quelle réaction cette révolution va entraîner dans ce pays, et, d’ici quelque temps, en Angleterre et, de là, en Europe. La réponse n’est pas difficile ».

L’entrée de la Chine dans le marché mondial était le résultat de l’expansion du capital, mais conduisait aussi à la possibilité historique de nouvelles crises et de nouvelles révolutions. Selon Marx, une révolution bourgeoise en Chine aurait eu des conséquences funestes pour l’Occident capitaliste : contraction du marché, crises commerciales et révolution sociale en Europe. Si « l’un des débouchés les plus vastes » venait à se fermer, l’extraordinaire développement de l’industrie manufacturière anglaise depuis 1850 aurait été bouleversé par une grande crise de surproduction qui aurait provoqué chômage et misère en Angleterre et aurait eu des répercussions dans toute l’Europe. Sur la relation entre crise, guerres et révolutions, Marx écrivait ceci :

« Depuis le début du 18ème siècle, il n’y a pas eu en Europe de révolution sérieuse qui ne fût pas précédée d’une crise commerciale et financière. Ceci ne s’applique pas moins à la révolution de 1789 qu’à celle de 1848. Il est vrai qu’on observe des symptômes de conflits chaque jour plus menaçants entre les autorités et leurs sujets, l’Etat et la société, les différentes classes ; qui plus est, les conflits entre puissances existantes sont tout près d’atteindre le point où l’épée doit être tirée et où l’on recourt à l’ultima ratio des princes. Dans les capitales européennes, chaque jour apporte des dépêches grosses d’un conflit général, effacées par les dépêches du lendemain, apportant la garantie de la paix pour huit ou dix jours. Quoi qu’il en soit, nous pouvons être assurés que si grave que puisse devenir le conflit entre les puissances européennes, si menaçant que puisse paraître l’horizon diplomatique et quelque action que puisse tenter telle ou telle fraction dynamique d’une nation donnée, la rage des princes et la colère populaire sont également aveulies par le souffle de la prospérité. Il est peu probable que des guerres ou des révolutions mettent l’Europe aux prises, si elles ne résultent pas d’une crise générale, commerciale et industrielle, dont le signal – comme toujours – doit être donné par l’ Angleterre, le représentant de l’industrie européenne sur le marché mondial » (Marx, 14 juin 1853).

Dans un contexte de crise économique que Marx décrit longuement, l’élément d’exacerbation pouvait donc être la résistance à l’expansion du commerce en Chine déterminée par la révolution dans ce pays. Marx prévoyait ainsi que : « La révolution chinoise va faire jaillir l’étincelle dans la poudrière surchargée de l’actuel système industriel, et provoquera l’explosion de la crise générale depuis longtemps mûre. Celle‑ci après avoir gagné l’Angleterre, sera suivie à brève échéance de révolutions politiques sur le continent ».

Mais ses espoirs ne furent pas confirmés.


Impuissance de la bourgeoisie chinoise
La pénétration impérialiste, la révolution bourgeoise du Kuomintang de 1911 et les années de la réaction des seigneurs de guerre (1913‑1918)

Le succès momentané obtenu par la dynastie impériale contre les Taïpings lui permit de se maintenir agrippée au pouvoir durant encore quelques décennies, mais son destin était signé. Les dernières années du 19ème siècle virent une puissance après l’autre arracher à la Chine des concessions territoriales, commerciales et ferroviaires, avec des méthodes de brigand.

L’impérialisme démembrait lentement la Chine. Elle perdit de nombreux territoires, et toutes les provinces tributaires de l’Empire chinois (Vietnam, Népal, Birmanie, Siam, Laos et Corée) tombèrent sous le contrôle étranger. Toutes les puissances impérialistes participèrent au banquet. Entre 1860 et 1870, la France occupa le Cambodge et l’Annam (province chinoise correspondant au Vietnam), et avec la guerre franco-chinoise de 1884‑1885 contraignit la Chine à renoncer à tout droit sur le Vietnam qui devint un protectorat français ; l’Angleterre, qui avait déjà obtenu Hong Kong, occupa la Birmanie, qui était dans l’orbite de l’Empire chinois ; au nord, la Russie tsariste, construisit le long de la frontière avec la Chine un chemin de fer qui lui permit d’ouvrir une zone d’influence en Mandchourie septentrionale ; le Japon, qui entre temps avait démarré la modernisation de son appareil productif en adoptant un mode de production et d’organisation occidental, inaugura une ère de rapide expansion, et en 1894 infligea une cuisante défaite à son voisin chinois, obtenant le protectorat sur la Corée et ouvrant une sphère d’influence dans la Mandchourie méridionale. La cour impériale, désormais impuissante, signa traités sur traités et accorda concessions sur concessions.

Avec le Traité de Shimonoseki de 1895, qui mit fin à la guerre avec le Japon (1894‑1895), la Chine, outre à renoncer à sa souveraineté sur la Corée, dut céder au Japon Taïwan, les îles Pescadores et la péninsule du Liaodong (avec Port Arthur), payer une très lourde indemnité de guerre et permettre la création d’usines japonaises dans tous les ports ouverts. Le gouvernement chinois, afin de verser les indemnités de guerre au Japon, fut obligé de contracter des prêts étrangers : le premier d’un consortium de banques russes et françaises, le second de banques anglaises et allemandes. Au cours des négociations pour l’obtention du prêt, la Chine fut contrainte à faire de nombreuses concessions aux puissances étrangères. Le Traité de Shimonoseki représenta un tournant dans la pénétration impérialiste en Chine puisque toutes les puissances pouvaient faire valoir l’autorisation officielle de créer des entreprises industrielles, et le concéda au Japon, en vertu de la de la clause de la nation la plus favorisée.

Durant les dernières années du 19ème siècle, l’impérialisme accomplit des progrès extraordinaires en Chine. Entre 1894 et 1899, la Chine contracta avec l’étranger pour 370 millions de taël d’argent de prêts. Le champ d’action des investissements étrangers s’élargit considérablement. Les banques déjà installées en Chine augmentèrent le nombre de leurs filiales, et apparurent de nouveaux instituts financiers qui disposèrent de capitaux considérables. La fonction principale des banques ne fut plus celle de financer le commerce, mais, avec l’appui de leurs gouvernements respectifs, elles devinrent les agents fondamentaux de l’invasion économique occidentale. Les banques investirent dans les chemins de fer, dans les mines et dans l’industrie. Le capital financier international fut dès lors le maître absolu du développement économique et politique de la Chine.

Outre le morcellement de la Chine, l’impérialisme, provoqua une série de changements économiques et sociaux qui bouleversèrent profondément la situation interne. A l’intérieur, la crise économique et sociale dans laquelle était tombée le pays causa un mécontentement diffus. De plus la présence étrangère qui écrasait la Chine suscita un sentiment de rage et l’aversion envers l’étranger, qu’ils furent mandchous ou occidentaux. De cette situation et de cet état d’âme surgit dans les régions septentrionales, une énième révolte de masse, passée à l’histoire comme la révolte des Boxers (1899‑1901) (6). Au début, la révolte avait comme objectif de chasser les puissances étrangères et celle de la dynastie mandchoue, mais bien vite le mot d’ordre « Contre la dynastie, et chasse aux étrangers » devint « Vive la dynastie, et chasse aux étrangers ». La dynastie mandchoue et la bureaucratie tentèrent de se servir de la révolte pour l’exploiter dans un sens anti-occidentale, contre les puissances étrangères. Le résultat fut un nouveau désastre, les puissances étrangères s’unissant pour écraser la rébellion.

Les vainqueurs traitèrent la Chine avec une énorme dureté. On parvint au "Protocole de 1901" qui mit la Chine dans une totale dépendance de fait vis à vis de l’ensemble des puissances impérialistes. Elles imposèrent à la Chine de payer une très lourde indemnité, aggravée par de forts intérêts, et comme garantie du paiement, les puissances étrangères prirent en main le contrôle des douanes chinoises et le recouvrement de tributs faciles à percevoir, comme la taxe sur le sel. Le paiement de la lourde indemnité et le drainage continu des ressources financières de la nation priva la Chine de toute possibilité d’un réel développement économique autonome. Mais plus graves que les conséquences économiques, furent celles politiques du "Protocole" : en plus de la possibilité de pouvoir interférer dans la politique interne, les puissances étrangères imposèrent à la Chine un désarmement unilatéral, la destruction de certains forts et s’assurèrent la possibilité de maintenir des troupes à l’intérieur du quartier des Légations et le long de certaines voies ferroviaires. Avec les forces armées dont elle disposait et le droit d’inspection des finances et de l’administration, le corps diplomatique à Pékin devint une espère de super gouvernement qui décidait, par dessus la Cour impériale, du sort de l’Empire. La Chine se trouva être dominée par un consortium de puissances qui constituait une véritable société pour l’exploitation du pays. Les puissances étrangères, afin d’exploiter la Chine, se servirent du traditionnel appareil de bureaucrates et de notables, culminant à la Cour impériale. Ceci fut l’unique motif qui permit à la dynastie impériale de se maintenir. Désormais, elle ne détint aucun pouvoir effectif, et s’était tellement affaiblie que dans plusieurs régions s’affirma la domination de chefs militaires qui devinrent ceux que l’on a appelé les seigneurs de guerre, lesquels détenaient le pouvoir en s’appuyant sur des armées de mercenaires formés de paysans sans terre, sans moyen de subsistance et errants dans tout le pays.

A partir du début du 20ème siècle, ouvert par la révolte des Boxers, le mouvement révolutionnaire chinois assume pleinement la double tâche de soulèvement social intérieur et de lutte nationale contre le joug étranger. La révolte des Boxers, avec le siège des Légations à Pékin, avait déjà lancé un défi, une déclaration de guerre à tout l’impérialisme ; le signal que la Chine était effectivement en train de se réveiller et qu’il était temps que les nouvelles forces prissent en main et portassent à terme les tâches que l’histoire leur confiait.

Depuis la première décennie du 20ème siècle, on assiste en Chine à une considérable augmentation des forces capitalistes, avec comme conséquence le développement des classes sociales de la société capitalistes : bourgeoisie et prolétariat. Pour la première fois surgissent des organisations politiques modelées sur les partis occidentaux, comme la Ligue révolutionnaire de Sun Yat Sen (7). En 1905, pour la première fois apparaît la formulation du programme politique de ce dernier, synthétisé en trois principes pour le peuple : indépendance nationale, démocratie et bien être du peuple ; ces trois principes ayant été inspirés par ceux d’Abraham Lincoln. La révolution chinoise devait restaurer l’Etat national en en confiant le gouvernement aux seuls Chinois ; elle devait créer des institutions républicaines qui garantiraient l’égalité de jouissance des droits politiques à tous les citoyens au travers d’un parlement ; enfin elle devait garantir une distribution plus grande des richesses de façon à permettre une survie digne au peuple chinois. Un programme démocratico-bourgeois typique dont le maoïsme héritera.

Les tentatives de réforme de la fin du 19ème siècle (la "réforme des Cents Jours" de 1898, soit 130 décrets "modernisateurs", menée par le jeune empereur avec ses conseillers réformistes devait se terminer par un coup d’état des conservateurs groupés derrière l’impératrice !) ayant échoué, les sociétés secrètes nationalistes et les militants réunis autour de Sun Yat Sen se rendaient parfaitement compte que ce programme ne pouvait être réalisé qu’avec des méthodes et des instruments à caractère révolutionnaire. Il est clairement indiqué dans leur programme que la transformation ne se serait réalisée que par l’initiative violente et armée de l’avant garde révolutionnaire et, qu’après la prise du pouvoir, qu’il aurait été nécessaire de se servir pendant un certain temps d’un régime autoritaire dictatorial.

Malgré l’engagement extrême des militants révolutionnaires pour le renversement de la dynastie, leur organisation était souvent déficiente, et surtout elle n’était pas suivie par les masses. Nombreux étaient les coups de main tentés dans la Chine méridionale, et les tentatives de susciter la mutinerie des forces armées ne manquaient pas ; mais elles ne rencontraient pas de succès et suscitaient une répression impitoyable de la part de la dynastie.

L’occasion de la rupture révolutionnaire fut donnée par une controverse survenue dans le centre et les provinces entre les notables et le gouvernement central au sujet des chemins de fer : au début du siècle, le capital étranger s’était toujours employé dans la construction d’un réseau ferroviaire en Chine qui aurait représenté le véhicule matériel pour l’ouverture de certaines zones intérieures et leur insertion dans l’ensemble du marché impérialiste. Lors de la controverse, les puissances étrangères poussèrent le gouvernement de Pékin à nationaliser en mai 1911 les chemins de fer construits en 1905 avec l’argent de notables chinois nationalistes, ce qui ne signifiait pas du tout de les soustraire au contrôle étranger, mais bien au contraire de les soustraire au contrôle local. Des comités de défense des chemins de fer se multiplient, et les manifestations sont durement réprimées. L’éclatement dans le Sichuan d’une révolte contre les fonctionnaires impériaux, la crue du fleuve Yangtsé en août qui fait 100 000 morts, la mutinerie en octobre de la garnison de Wuchan organisée par des militaires liés aux républicains, une suite d’insurrections dans tout le pays, devaient aboutir au renversement de la dynastie des Qing et à la révolution bourgeoise de 1911. Plusieurs provinces chinoises proclament leur indépendance. Les délégués des provinces chinoises insurgés appellent alors Sun Yat sen pour être président de la nouvelle république chinoise : il est élu par les délégués de 16 provinces le 29 décembre 1911. Ce dernier proclame la république le 1er janvier 1912, le gouvernement impérial ne contrôlant plus que la Mandchourie et la région de Pékin. Le 12 février 1912, la dynastie impériale abdique. En août différents groupes nationalistes s’unissent pour former le Kuomintang.

La révolution de 1911 libéra la force nécessaire à faire écrouler la dynastie. L’Empire s’écroula, mais il n’y avait pas une force en mesure de diriger l’œuvre de transformation de la Chine, de résoudre la crise agraire, de résister aux prétentions des puissances étrangères et de reconquérir l’indépendance de la nation. En 1911, la révolution avait abattu la dynastie impériale et instauré la république bourgeoise sous la présidence de Sun Yat‑sen, mais bien vite elle révéla son inconsistance. Le pays resta la proie de l’intervention des seigneurs de guerre, si bien qu’en 1913 Sun Yat‑Sen et le Kuomintang abandonnèrent bien vite le pouvoir à Yun Shih‑Kai, maître des principales forces armées de l’ancienne dynastie, qui congédia le parlement et s’auto proclama empereur en 1915 et mourut en 1916, laissant le pays aux seigneurs de guerre et à leurs disputes. Le renouvellement social du pays était étouffé dans l’œuf. Il s’agit, en substance, d’une révolution inachevée qui devrait être suivie de bien d’autres.

Dans la Chine d’alors, gravide de la révolution bourgeoise, la bourgeoisie n’était pas capable de réaliser deux tâches indispensables : assurer l’indépendance nationale et réaliser la réforme agraire, prémisse au développement industriel. L’extrême veulerie politique (8) de la classe bourgeoise chinoise, comme en Russie, la rendait impuissante à mobiliser l’immense masse des paysans afin d’exproprier les propriétaires fonciers de la terre et la répartir, mettant ainsi fin à l’oppression du paysan. Il s’agissait là d’une tâche trop grande pour cette classe née dans des conditions historiques et internationales tout à fait différentes de celles de la bourgeoisie française de la Grande Révolution du 18ème siècle. Il aurait été encore plus difficile pour elle de lutter contre les puissances étrangères car souvent ses intérêts économiques étaient étroitement liés à ceux de ces dernières.

Même le programme politique de Sun Yat‑Sen exprimait toutes les illusions et les indécisions typiques de la bourgeoisie chinoise. D’une part il espérait accomplir sa révolution nationale avec le soutien des puissances étrangères, de l’autre il se gardait d’inclure dans ce mouvement autant les masses paysannes affamées par l’impérialisme et les propriétaires fonciers que le petit mais déjà dangereux prolétariat indigène, dont l’action était déjà considérée comme une menace.

L’impuissance de la bourgeoisie chinoise permit que le pouvoir effectif en Chine passât dans les mains des seigneurs de guerre. Leur domination renforça celle étrangère sur l’économie et la politique du pays. Les seigneurs de guerre étaient étroitement liés aux puissances étrangères. L’autorité de chacun sur une région correspondait grosso modo aux différentes zones d’influence des Etats impérialistes. La France exerçait le contrôle du Yunnan et du sud du Kwabgsun, Les vallées des grands fleuves, dominées économiquement par Hong Kong et Shanghai, étaient tenues encore plus fermement par les Britanniques. La Russie et le Japon se partageaient les provinces au nord et au sud de la Mandchourie. Les guerres civiles qui bien vite s’allumèrent entre les seigneurs de guerre finirent ainsi par refléter dans une large mesure les rivalités existant entre les principales puissances impérialistes.

De plus, le pouvoir des seigneurs de guerre rendait encore plus dure la situation de la classe paysanne chinoise. Leurs armées, non seulement étaient formées par des paysans désespérés devenus des mercenaires, mais leur soutien, fondé sur l’argent, était possible grâce aux prélèvements sur le revenu rural. Cette tâche fondamentale était réalisée par les notables des villages et par les propriétaires terriens locaux qui voyaient dans les troupes des seigneurs de guerre l’unique instrument capable de contrôler l’ordre social dans les campagnes en garantissant l’appui armé à la répression d’éventuelles révoltes paysannes.

Le régime des seigneurs de guerre était doublement néfaste pour les masses paysannes : d’un côtés en raisons des destructions à l’aveugle opérées par les troupes lors des nombreuses batailles ; de l’autre en raison de l’exploitation plus grande encore imposée par les propriétaires et les notables. La misère paysanne s’en trouvait donc aggravée et la production agricole déclinait. Des millions de paysans demeuraient sans terre, et, condamnés à la faim, ils gonflaient les troupes des seigneurs de guerre ou s’adonnaient au banditisme. Des masses de paysans se déversaient dans les villes afin d’y trouver un emploi dans l’industrie.

C’était justement dans ce secteur que la survenue de la première guerre mondiale produisit de profonds changements. Pour les cercles d’affaires chinois, la période de la grande guerre se définit comme « l’âge d’or de la bourgeoisie chinoise ». La guerre absorba tous les efforts économiques et productifs des grandes puissances, et la Chine en profita pour augmenter l’exportation de biens que réclamaient les pays en guerre. Le rythme d’expansion de l’industrie durant les années de la guerre fut impressionnant. De nombreuses industries nouvelles furent ainsi implantées et les machines remplacèrent le travail artisanal. Dans le même temps, les moyens de transport et de communications terrestres, fluviales et maritimes se multiplièrent. L’irruption des forces productives mit sur la scène du drame un nouvel acteur qui allait être au centre des profonds bouleversements des années vingt : le prolétariat.


Lénine 1913: L’éveil de l’Asie

Lénine écrivait le 7 mai 1913 dans la Pravda ("L’éveil de l’ Asie"): « Y a‑t‑il longtemps que la Chine passait pour le modèle des pays figés depuis des siècles dans une stagnation totale ? Aujourd’hui, pourtant, la vie politique bouillonne dans ce pays, l’activité sociale et l’élan vers la démocratie y sont à leur faîte. A la suite du mouvement russe de 1905, la révolution démocratique s’est étendue à toute l’ Asie : Turquie, Perse, Chine. Dans l’ Inde anglaise, l’effervescence grandit.

L’ "éveil de l’Asie" dont parle Lénine se réfère à la révolution démocratico-bourgeoise et nationale qui est en cours en Orient. Ceci pose la question des limites historiques et des critères de la participation et du soutien du prolétariat à un mouvement national de masse. Voici comment l’explique Lénine dans son écrit "Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes" de février‑mai 1914 :
     « Avant tout, la nécessité d’établir une strict distinction entre deux époques du capitalisme, lesquelles diffèrent radicalement du point de vue des mouvements nationaux. D’une part, l’époque où s’effondre le féodalisme et l’absolutisme, où se constituent une société et un État démocratique bourgeois, où les mouvements nationaux deviennent pour la première fois des mouvements de masse et entraînent d’une façon ou d’une autre toutes les classes de la population dans la vie politique par le truchement de la presse, par la participation aux institutions représentatives, etc. D’autre part, l’époque où les États capitalistes sont pleinement constitués, avec un régime constitutionnel depuis longtemps établi, et où l’antagonisme est fortement développé entre le prolétariat et la bourgeoisie, époque que l’on peut appeler la veille de l’effondrement du capitalisme.
     « Ce qui est typique pour la première époque, c’est l’éveil des mouvements nationaux où se trouve entraînée la paysannerie, couche de la population la plus nombreuse et la plus « difficile à mettre en train » étant donné la lutte pour la liberté politique en général et pour les droits de la nationalité en particulier. Ce qui est typique pour la seconde époque, c’est l’absence de mouvement démocratique bourgeois de masse, alors que le capitalisme développé, rapprochant et brassant de plus en plus les nations déjà entièrement entraînées dans le circuit commercial, met au premier plan l’antagonisme entre le capital fusionné à l’échelle internationale et le mouvement ouvrier international ».

La question nationale peut se poser comme une question spécifique du mouvement prolétarien seulement dans la phase révolutionnaire du capitalisme, quand la bourgeoisie se lance à l’assaut du pouvoir politique et vise à détruire les vieilles institutions précapitaliste, à conduire à terme son œuvre de transformation économique sociale. Dans la phase d’un capitalisme déjà mûr, au contraire, tout programme national d’un parti ouvrier qui revendiquerait le perfectionnement des institutions de l’Etat bourgeois ou de sa base économique, constitue un programme de collaboration de classe et de défense de la patrie. C’est précisément pour cette raison que le marxisme a toujours strictement délimité les aires géographique de ces deux phases successives du capitalisme. Encore Lénine  dans « Du droit des nations à disposer d’elles‑mêmes » de 1914 :
     « Dans l’ Europe occidentale continentale, l’époque des révolutions démocratiques bourgeoises embrasse un intervalle de temps assez précis, qui va à peu près de 1789 à 1871. Cette époque a été celle des mouvements nationaux et de la création d’Etats nationaux. Au terme de cette époque, l’Europe occidentale s’est trouvée transformée en un système d’Etats bourgeois, généralement homogène au point de vue national. Aussi bien, chercher à l’heure actuelle le droit de libre détermination dans les programmes des socialistes d’Europe occidentale, c’est ne rien comprendre à l’ abc du marxisme ».

Et encore : « En Europe orientale et en Asie, l’époque des révolutions démocratiques bourgeoises n’a fait que commencer en 1905. Les révolutions en Russie, en Perse, en Turquie, en Chine, les guerres balkaniques, telle est la chaîne des événements mondiaux de notre époque, dans notre « Orient ».

Mais depuis 1913 Lénine tire les enseignements de la première vague des révolutions nationales bourgeoises en Orient : Russie (1905), Perse (1906), Turquie (1908), Chine (1911). Il écrit  dans « Les destinées historiques de la doctrine de Karl Marx » du 1er mars 1913 :
     « Les révolutions d’Asie nous ont montré la même veulerie et la même bassesse du libéralisme, le même rôle exceptionnel de l’indépendance des masses démocratiques, la même délimitation précise entre prolétariat et bourgeoisie de toute espèce. Celui qui, après l’expérience de l’Europe et de l’Asie, parle d’une politique hors‑classes et d’un socialisme hors‑classes, mérite simplement d’être mis en cage et exhibé à côté d’un kangourou australien ».

La révolution russe de 1905 avait constitué le banc d’essai de celles que Lénine avait définit comme les "Deux tactiques de la social démocratie dans la révolution démocratique" (brochure de 1905). C’est de l’analyse des événements de 1905 que le bolchevisme trouve la confirmation de sa tactique et se sépare définitivement du courant menchévique. En Russie, constatait Lénine, « la révolution bourgeoise est impossible comme révolution de la bourgeoisie ».

Le prolétariat ne peut donc attendre que la bourgeoisie ait réalisé son œuvre politique (l’abattement du tsarisme) ou social (l’abolition de la propriété féodale) pour descendre dans la rue. Prendre la tête du mouvement social sans l’enfermer dans des formes juridiques bourgeoises, comme par exemple l’Assemblée Constituante, telle fut le sens des mots d’ordre : "Dictature démocratique des ouvriers et des paysans !" et "Tout le pouvoir aux Soviets !". Le résultat de cette tactique ne fut pas l’instauration d’une démocratie bourgeoise, mais la dictature ouverte du prolétariat.

La victoire du prolétariat en Russie avait ouvert cette grandiose perspective à l’Asie entière, avait mis tous les pays face à l’alternative : révolution communiste ou contre révolution bourgeoise. Du moment que la Russie avait échappé aux chaînes de l’impérialisme, la question de la révolution prolétarienne était à l’ordre du jour dans le monde entier ; même dans les pays arriérés comme la Chine, on pouvait et on devait engager la lutte pour un régime des Soviets. L’Internationale Communiste, avant qu’elle ne tombât sous les coups de la contre-révolution stalinienne, avait lancé la grande perspective d’une union de la lutte de classe dans les métropoles à capitalisme avancé et celle des insurrections national-populaires des colonies, avec la Russie révolutionnaire au centre, unique stratégie mondiale destinée à abattre le pouvoir bourgeois dans le monde entier.

 

 

 

 


PARTI COMMUNISTE ET SYNDICAT DE CLASSE DANS LA RÉVOLUTION CHINOISE (1919‑1927)

Dans le Manifeste du Parti Communiste (chapitre 1 : "Bourgeois et prolétaires"), Marx écrit au sujet du mode de production capitaliste : « Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est‑à‑dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image ».

La force d’expansion du mode de production capitaliste permit de vider et de briser l’édifice social du Céleste Empire qui était resté presque inchangé pendant des siècles.

Malgré les révoltes paysannes, la société chinoise demeura dans un état d’équilibre pendant des siècles, et même les vagues d’envahisseurs des peuples nomades et guerriers de l’ Asie centrale n’en modifièrent pas le cours. Même en remportant la victoire au niveau militaire, ces peuples envahisseurs étaient porteurs de modes de production inférieurs qui les contraignirent à s’adapter et à se fondre rapidement dans le pays conquis sans rien y changer.

Seul l’impact du mode de production capitaliste pouvait mettre fin à un système figé et demeuré presque inchangé depuis des siècles : lors du heurt entre les diverses formes de production, la forme la plus arriérée est brisée par celle plus jeune et plus dynamique. A partir de la moitié du 19 ème siècle, la pénétration des puissances étrangères en Chine a bouleversé l’économie et l’antique société chinoise. La vieille hiérarchie sociale chinoise, divisée en lettrés, paysans, artisans et marchands, pierre angulaire de l’ empire millénaire, fut complètement renversée. De nouveaux rapports économiques surgirent dans les villes, tandis que les campagnes entrèrent dans une crise profonde. Le capitalisme, avec ses produits et ses canons, détruisit l’équilibre de la société chinoise et donna vie à la formation de nouvelles classes sociales qui seront au centre des luttes dans la Chine du 20ème siècle.


Les campagnes chinoises

Pendant des siècles avait prévalu en Chine une économie naturelle, presque immuable, dans laquelle la culture du sol était accompagnée de la production de produits manufacturés, toutes les deux articulées sur une structure familiale et conduites à l’échelle du village. Le pouvoir central s’était bien vite superposé à cette forme statique.

A la veille des années 1920, la Chine était encore un pays arriéré par rapport au développement capitaliste de l’ Occident, et sa population était presque exclusivement employée dans les campagnes ; et plus de 300 millions d’hommes dépendaient de la terre pour leur subsistance.

Le maoïsme a toujours soutenu la théorie du caractère antiféodal de la révolution chinoise, mettant la répartition des terres au niveau d’une mesure nécessaire et suffisante au bouleversement des rapports sociaux dans les campagnes. Certaines données nous montrent le poids de la propriété féodale en Chine. Nous tirons les pourcentages suivants de notre travail publié dans notre organe Programme Communiste n°28, 1964 : "Le mouvement social en Chine : La question agraire" :

PÉRIODES PROPRIÉTÉS
DE L’ÉTAT
ET DES TEMPLES
PROPRIÉTÉ
PRIVÉE
 Fin XVI siècle 50% 50%
1877 18,8% 81,2%
1927‑1933 6,7% 93,3%
 Source : "Histoire du développement économique de la Chine" 1840‑1948, 1958, Pékin

Il est évident qu’il y avait peu de terres à partager. Et ceci parce que déjà dans la Chine antique, l’acquisition et la vente de la terre se faisaient librement.

Par la suite, l’impact de l’impérialisme européen détermina un affaiblissement considérable du pouvoir central avec lequel les mandarins et la bourgeoisie dilapidaient les biens de l’État. L’impérialisme avait bouleversé les rapports sociaux à l’intérieur des campagnes. La vieille classe des fonctionnaires gouvernementaux, des mandarins et des militaires, en s’enrichissant dans le commerce avec les étrangers et en formant ainsi une grande bourgeoisie mercantile, investissait ses profits dans les campagnes en arrachant aux paysans et aux communes agricoles toutes les terres par le biais de prêts usuraires et l’endettement conséquent des masses.

Faim et misère frappaient la majorité de la paysannerie, contrainte à vivre, à travailler et à produire sur des lopins de terre insuffisants à sa subsistance. Non seulement elle ne produisait pas suffisamment pour disposer de récoltes excédentaires à porter sur le marché, ou au moins suffisantes pour sa propre subsistance, mais elle était forcée de s’endetter soit pour l’acquisition de semences, engrais et denrées alimentaires avec lesquelles vivre jusqu’à la récolte suivante, soit pour le loyer et l’usage d’outils agricoles. Elle était contrainte, par conséquent, à hypothéquer la récolte, et, si cela ne suffisait pas, également son bout de terre, pour des redevances qui n’étaient jamais inférieures à 30%, voire même 80%. A ceci s’ajoutait le poids écrasant des impôts et les extorsions des seigneurs de la guerre, si bien que les dettes des paysans augmentaient d’année en année, les mettant à la merci de l’usurier et du percepteur.

En outre, comme ils ne pouvaient pas envoyer de façon autonome leurs produits à un marché éloigné, ils étaient soumis à l’arbitraire illimité du marchand qui était libre de fixer les prix. De cette manière, à la fin d’une saison de privations et de fatigues, il arrivait inévitablement que le paysan chinois se retrouvât endetté. Dettes après dettes, il finissait par perdre son bout de terre et il se transformait en fermier ; il devait alors céder au propriétaire un pourcentage allant de 40 à 70% du produit, plus un ensemble de gratifications et prestations personnelles.

Le paysan chinois était réduit à la condition de métayer ou de demi‑métayer, et le contrat de location était la forme prédominante des rapports sociaux dans les campagnes chinoises. Peu de données mettent en évidence ce phénomène. Ils nous viennent des statistiques publiées par le gouvernement de "gauche" de Wuhan (9) à la suite d’une enquête de sa Commission agraire, réalisée dans le centre et le sud du pays en 1927 :

Superficie
des exploitations
agricoles
mou (0,06 ha)
Nombre
d’exploitations
(%)
Population
agricole
(%)
Surface
cultivée
(%)
1‑10 44 20 6
10‑30 24 12 13
30‑50 16 7 17
50‑100 11 4 21
100 et plus 5 2 43
 Total 100 45 100
Rapport de la Commission agraire du gouvernement de Wuhan au C.C. du Kuomintang. Cité d’après A.V. Bakoulin, "Zapiski ob oukhanskom periode kitaïskoï revolioutsil", Moscou, 1930

« Ce tableau confirme donc que 55% de la population agricole représente des paysans sans terre obligés de louer un misérable lopin aux propriétaires de plus de 30 mous qui détiennent 80% de la surface cultivée ».

Cette situation était particulièrement difficile dans les grands bassins fluviaux de la Chine centrale et du sud, car dans ces régions prévalait la culture du riz, et il y avait un morcellement accentué de la propriété, tandis que dans le nord où l’on produisait du blé les entreprises agricoles étaient plus concentrées. Ceci explique les formes prises par l’exploitation de la paysannerie répandues dans les régions centrales et méridionales : rente en nature, avec des taxes très élevées qui pouvaient atteindre jusqu’à 70% de la récolte. Il faut toutefois souligner que cette rente était prélevée non par une classe classique de seigneurs féodaux, comme dans l’ Europe médiévale, mais par la bourgeoisie, laquelle obtenait plus de profit dans l’investissement de ses capitaux dans la terre plutôt que dans l’industrie, et contribuait, avec les notables, à maintenir le vieil ordre des choses dans les campagnes.

L’arrivée des Occidentaux en Chine avait créé un lien étroit entre les propriétaires terriens et la bourgeoisie commerciale. Sous la pression de l’impérialisme, les plus importants représentants de la classe dominante chinoise étaient devenus les principaux intermédiaires du capital étranger. Ces "compradores", alliés à l’impérialisme et véhiculant la commercialisation des produits occidentaux, accumulaient d’énormes profits qu’ils investissaient dans la terre ou les faisaient fructifier en capital usurier dans les campagnes. Ils étaient donc une partie intégrante du système qui opprimait et exploitait le paysan chinois. Il était difficile de distinguer les unes des autres les différentes figures sociales auxquelles était soumis le paysan chinois : propriétaires fonciers, percepteurs des impôts, fonctionnaires locaux, marchands, usuriers, seigneurs de la guerre. Les intérêts de ces groupes étaient liés entre eux, et indistinguables de ceux de la classe dominante. Par exemple, une même personne pouvait percevoir les loyers, les intérêts, les impôts ; les propriétaires terriens pouvaient être en même temps percepteurs de loyers, marchands, usuriers, et possédaient souvent les usines, et de plus fournissaient les officiers de l’armée et les fonctionnaires étatiques. Toutes ces figures, étroitement liées entre elles et souvent confondues dans la même personne, formaient la classe dominante qui opprimait et exploitait le paysan. Même si elles essayaient d’alléger la pression extérieure, leurs intérêts étaient liés à ceux des impérialistes et la distance qui les séparait des masses exploitées étaient beaucoup plus grande que l’antagonisme conflictuel avec les étrangers. Ceci explique leur action réactionnaire face aux mouvements d’indépendance qui éclataient en Chine.


Le développement contradictoire du capitalisme en Chine

Depuis les guerre de l’opium, la Chine a constitué pour l’impérialisme mondial une réserve infinie à piller. Les plus grandes puissances ont ainsi rivalisé dans leur œuvre de brigandage, en démembrant le territoire national et en s’accaparant les énormes ressources économiques.

L’impact du capitalisme occidental produisit à l’intérieur de certains secteurs des classes dirigeantes chinoises la conviction de la nécessité d’utiliser les techniques occidentales pour pouvoir mieux s’opposer aux prétentions des puissances étrangères. L’accent fut principalement mis sur la nécessité d’augmenter les forces militaires et navales. A partir de la seconde moitié du 19ème siècle, furent construits des arsenaux et des navires de guerre de type moderne, mais malgré les développements notables de la production locale, ces constructions dépendaient en grande partie de l’extérieur. Des capitaux chinois étaient employés également pour la réalisation de certains trajets ferroviaires, pour l’ouverture de quelques mines auxquelles étaient accolées des fonderies, et enfin pour le développement de l’industrie textile. Mais jusqu’aux dernières années du 19ème siècle, le capital chinois était principalement employé dans la modernisation des forces armées et le processus d’industrialisation dépendait essentiellement de la pénétration économique étrangère.

Le développement du capitalisme en Chine, en substance, démarra dans les zones occupées par les puissances étrangères, où furent implantées les premières structures industrielles, premiers pas d’un long processus de transformation de l’économie chinoise qui était alors surtout basée sur l’agriculture. En effet les premières régions qui débutèrent les processus d’industrialisation furent les côtes orientales et le nord du pays, c’est‑à‑dire les zones sujettes à l’influence des puissances étrangères, où s’étaient implantées des industries modernes et construits des chemins de fer. Les capitaux provenaient essentiellement des Occidentaux et étaient investis surtout dans les zones où l’influence des puissances étrangères était forte et le pouvoir central faible. Les aires concernées étaient principalement les soi‑disant "port ouverts", comme par exemple Shanghai ou des territoires qui avaient été occupés comme Hong Kong. Dans ces zones, les étrangers jouissaient d’énormes privilèges, principalement l’extra-territorialité, qui leur permettait de ne pas être soumis aux obligations financières et fiscales chinoises.

De cette manière, la Chine, soumise à l’impérialisme, voyait naître, spécialement dans les grands ports, non seulement un prolétariat indigène, mais aussi une classe bourgeoise chinoise, qui cependant, étant donné sa condition déterminée par la présence impérialiste oppressive, s’était caractérisée en tant que bourgeoisie presque exclusivement commerçante. Le développement de cette classe était strictement relié aux intérêts des capitalistes étrangers, dont elle représentait l’intermédiaire sur le territoire chinois. Non seulement cette bourgeoisie moderne chinoise était strictement liée économiquement aux grandes puissances, mais également, tout en voulant être plus indépendante, son action était extrêmement limitée par les conditions imposées par l’oppression étrangère. Le jeune capitalisme chinois n’était pas en mesure de pouvoir s’aligner avec la concurrence des entreprises étrangères. Avant tout, à partir des traités "inégaux" du 19ème siècle, les marchandises chinoises étaient soumises au paiement du li‑jin, une taxe de circulation interne, dont étaient exonérées les marchandises étrangères, et qui se multipliait en raison du morcellement politique de la Chine des premières deux décennies du 20ème siècle ; en effet, elles étaient ainsi sujettes aux appétit des diverses autorités civiles et militaires locales. De plus, les entreprises chinoises, après le traité de Nankin, ne pouvaient plus utiliser l’arme classique du protectionnisme, puisque le tarif maximum ne pouvait dépasser les 5%. Il faut ajouter à cela un manque chronique de capitaux à investir et d’un système bancaire solide, ce qui contraignaient les entreprises chinoises à se tourner vers la finance étrangère.

Non seulement en ce qui concernait les capitaux mais aussi pour l’acquisition de machines, la Chine dépendait presque exclusivement des puissances étrangères. Enfin, les premières industries chinoises dépendaient des intérêts étrangers également pour la distribution de leurs produits, puisque la flotte commerciale chinoise n’était pas aussi développée que celle des étrangers. Quoiqu’il en fut, les extraordinaires développements de l’industrie chinoise durant la première guerre mondiale furent suffisants à libérer le jeune capitalisme chinois de la dépendance des puissances étrangères.

Cette situation de dépendance avec le capitalisme occidental détermine le caractère contradictoire de la bourgeoisie chinoise face aux problèmes posés par la révolution naissante en Chine : si elle aspirait d’un côté à une lutte de libération nationale afin de briser les chaînes imposées par les puissances étrangères, de l’autre côté son développement et sa richesse provenaient justement des relations liées au capital étranger. En outre elle craignait plus que tout autre chose les conséquences incontrôlables issues d’un processus révolutionnaire qui aurait mis en mouvement les masses paysannes affamées de terre, et le naissant mais déjà aguerri prolétariat qui se concentrait dans les principaux centres industriels.

La position contradictoire de la bourgeoisie chinoise est clairement exprimée par le chef politique, Sun Yat‑sen, qui, la monarchie millénaire chinoise ayant été abattue en 1911, abandonna spontanément le pouvoir aux mains des seigneurs de la guerre. Dans son livre de 1920 "Mémoire d’un révolutionnaire chinois", Sun déclarait : « Je propose un plan pour l’organisation d’un nouveau marché en Chine qui, suffisamment étendu, développera les forces productives chinoises et absorbera les possibilités industrielles des puissances étrangères ». Et encore : « Les nations qui prendront part au développement de la Chine recueilleront de grands bénéfices (...) Pour le succès de ce plan, je propose trois points essentiels. Avant tout que soit organisé un bureau des puissances qui fourniront les capitaux, de façon à ce qu’elles agissent ensemble et créent une organisation internationale, avec ses propres organisateurs militaires, administrateurs et experts dans diverses sphères, afin que des plans soient préparés et des matériaux standardisés ».

En 1912, Lénine affirmait clairement la véritable nature de la bourgeoisie révolutionnaire chinoise et il établit la conduite à tenir du futur parti prolétarien en Chine. Ainsi dans son article du 15 juillet 1912 "Démocratie et populisme en Chine", il évoque Sun Yat‑sen et soutient que le prolétariat chinois doit se méfier de la bourgeoisie, car plus elle est révolutionnaire et plus elle met dans son idéologie du "socialisme", plus elle a la possibilité de maintenir le prolétariat sous son contrôle. Lénine s’appuie sur la corrélation existant entre démocratie et populisme dans les révolutions bourgeoises actuelles en Asie et donc sur le fait que la bourgeoisie des pays coloniaux ou arriérés, à une époque où le prolétariat lutte pour la prise du pouvoir, habille ses drapeaux avec les couleurs du socialisme. Ceci fut aussi le cas de la bourgeoisie russe et Lénine relève les même traits dans l’idéologie de Sun Yat‑sen : « Mais cette idéologie de la démocratie militante s’unit chez le populiste chinois, premièrement, à des rêves socialistes, avec l’espoir de sauter l’étape du capitalisme en Chine, de prévenir le capitalisme, et deuxièmement, à un plan de réforme agraire radicale ».

Ceci ne suffit donc pas à en faire la doctrine du prolétariat.

Lénine poursuit : « Cette théorie, si on la considère du point de vue de la doctrine, est une théorie de "socialiste" petit-bourgeois réactionnaire. Car c’est un rêve parfaitement réactionnaire que de vouloir "prévenir" le capitalisme en Chine, que de croire qu’une "révolution sociale" serait plus facile en Chine du fait de son retard, etc. (...) Et Sun Yat‑sen avec une candeur incomparable, virginale, pourrait-on dire, détruit lui‑même sa théorie populiste réactionnaire en reconnaissant ce que la vie force à avouer, à savoir que "la Chine est à la veille d’un gigantesque développement industriel" (c’est‑à‑dire capitaliste), qu’en Chine "le commerce" (c’est‑à‑dire le capitalisme) "prendra d’énormes proportions", que "dans 50 ans, il y aura chez nous beaucoup de Shanghai", c’est‑à‑dire des centres populeux de prospérité capitaliste et de besoin et de misère prolétariens ».

En réalité, la "révolution économique" dont parlait Sun Yat‑sen se réduisait au transfert de la rente à l’État, c’est‑à‑dire à la nationalisation de la terre moyennant un impôt unique. Lénine affirme : « Agir de telle sorte que la valeur "accrue" de la terre devienne "propriété du peuple" signifie remettre la rente, c’est‑à‑dire la propriété de la terre, à l’État ou, en d’autres termes, nationaliser la terre. Une telle réforme est‑elle possible dans le cadre du capitalisme ? Non seulement elle est possible, mais elle représente le capitalisme le plus pur, le plus conséquent, le capitalisme idéal (...) L’ironie de l’histoire veut que le populisme, au nom de la « lutte contre le capitalisme » dans l’agriculture, applique un tel programme agraire, dont la complète réalisation marquerait le développement le plus rapide du capitalisme, dans l’agriculture ».

Pour Lénine, le populisme était incapable de réaliser ce programme en Chine comme en Russie (ce ne fut pas les SR mais les bolchéviks qui prirent la mesure « bourgeoise » de la nationalisation de la terre) ; il ne s’agissait pas de disserter sur la nature de la bourgeoisie révolutionnaire mais de mettre en évidence la dialectique des rapports de classe dans la révolution bourgeoise. Lénine concluait son article ainsi : « Enfin, plus le nombre des Shanghai croîtra en Chine, et plus le prolétariat chinois se développera. Il formera vraisemblablement tel ou tel parti ouvrier social-démocrate chinois, qui, en critiquant les utopies petites-bourgeoises et les points de vue réactionnaires de Sun Yat‑sen, saura probablement isoler avec soin, sauvegarder et développer le noyau démocratique révolutionnaire de son programme politique et agraire ».

Contrairement au populisme qui rêvait de la possibilité de sauter la phase capitaliste, le marxisme a reconnu la nécessité historique de cette phase. La naissance de nombreux Shanghai, c’est‑à‑dire la concentration des prolétaires dans les centres industriels, aurait été le résultat de la diffusion du capitalisme à l’intérieur de la Chine arriérée.


La classe ouvrière chinoise

Le développement du capitalisme détermina par conséquent la formation du prolétariat moderne. Autour des ports ouverts aux échanges, se développa une série d’activités qui au début concernaient le commerce et la fourniture de services ; mais bien vite commencèrent à surgir les premières industries. En outre les premières voies ferroviaires furent construites et les mines de charbon et de fer commencèrent à être exploitées de manières de plus en plus massive.

Les données concernant le nombre de prolétaires en Chine au début des années vingt ne sont pas faciles à trouver. Avant tout il faut tenir compte du grand nombre d’individus employés dans des productions précapitalistes. Celles‑ci dominaient, non seulement dans les campagnes mais aussi dans les villes ; par exemple dans les boutiques des artisans et dans les commerces des petits commerçants.

En tout cas, quelques estimations indiquent qu’au début des années vingt, les prolétaires en Chine étaient au nombre de 2 millions environ. Un nombre extrêmement réduit par rapport à la population chinoise, mais avec l’avantage d’être hautement concentrés principalement dans les plus grandes villes côtières. Dans ces zones s’étaient formés des centres industriels avec une haute concentration ouvrière. Par exemple à Shanghai et ses alentours, on comptait 500 mille salariés environ, 500 mille autres dans la zone qui comprend Canton et Hong‑Kong.

Par conséquent, non seulement le faible pourcentage de prolétaires par rapport à la population totale était compensé par une concentration géographique élevée, mais l’autre caractéristique importante était que le prolétariat chinois était concentré dans de grandes usines qui avaient des centaines et des milliers d’ouvriers, voire des dizaines de milliers.

Le prolétariat chinois était jeune, autant par l’âge qu’en tant que classe. Parmi ces prolétaires, se trouvaient les ouvriers spécialisés, la majeure partie de la classe ouvrière chinoise ayant un niveau faible de qualification. Ces ouvriers étaient le plus souvent des ex paysans, qui avaient abandonné une vie de misère dans les campagnes pour finir dans le giron infernal de l’industrie capitaliste.

De manière générale, la condition de la classe ouvrière chinoise dans son ensemble était terrible. La condition de l’ouvrier chinois était comparable à celle des premières générations ouvrières en Angleterre. Le travail à l’usine était caractérisé par une très longue journée et par de rares jours de repos. On peut dire que le travail commençait à l’aube et finissait au crépuscule. Il n’y avait pas de pause de repas, et l’ouvrier consommait à la hâte un repas réchauffé avec des moyens de fortune à côté de sa machine. Le travail des femmes et celui de mineurs, dans des conditions terribles, était largement utilisé. Certains témoignages rappellent les rapports des inspecteurs d’usine en Angleterre rapportés par Marx dans le Capital.Telles étaient les lois d’airain de l’accumulation primitive du capital dans toutes les parties du monde.


La perspective marxiste dans les Thèses de l’Internationale Communiste

Le contact avec le capitalisme occidental avait eu de profondes répercussions sur la société chinoise en en modifiant les couches sociales et en faisant naître, dans un pays presque exclusivement paysan, les classes fondamentales de la société moderne : la bourgeoisie et le prolétariat.

Notre courant a toujours soutenu qu’une classe sociale ne se réduit pas à une donnée statistique, à « la constatation purement objective, extérieure, de l’analogie de situation économique et sociale d’un grand nombre d’individus », comme nous l’affirmions en 1921 dans notre texte classique "Parti et classe". Et encore : « Notre méthode ne se borne pas à décrire l’ensemble social tel qu’il existe à un moment donné, à tracer de manière abstraite une ligne qui divise en deux parties les individus qui le composent, comme dans les classifications scolastiques des naturalistes. La critique marxiste voit la société humaine en mouvement, dans son développement dans le temps, selon un critère essentiellement historique et dialectique, c’est‑à‑dire en étudiant l’enchaînement des événements dans leurs interactions réciproques (...) Le concept de classe ne doit donc pas nous suggérer une image statique, mais une image dynamique. Quand nous découvrons une tendance sociale, un mouvement dirigé vers un but donné, alors nous pouvons reconnaître l’existence d’une classe au vrai sens du terme. Mais alors existe, d’une façon substantielle sinon encore formelle, le parti de classe ». 

De ce point de vue, nous pouvons affirmer qu’en Chine, paysans, bourgeois et prolétaires entraient dans l’arène de la lutte politique avec des objectifs différents, et qu’il s’agissait donc d’individualiser quelle classe et quel programme auraient guidé la future révolution chinoise. Tandis que l’histoire avait déjà démontré par les révolutions bourgeoises en Europe que la classe paysanne ne pouvait agir de façon autonome sur la scène politique mais en confiant la direction du mouvement aux classes urbaines, le marxisme avait déjà résolu la question du rôle des classes dans chaque révolution, et la nature et les perspectives des révolutions d’Orient.

Nous écrivions dans les "Thèses sur la question chinoise" (Programme Communiste n°32 de 1965) :
     « 2. La libération du paysan des liens de l’économie naturelle, le développement d’une industrie « moderne » utilisant les ressources en main d’œuvre et en capitaux fournies par une agriculture « moderne », la création d’un marché national et, coiffant le tout, l’exaltation de l’ « unité nationale », d’une « culture nationale » et de tous les attributs « modernes » de la puissance étatique n’ont jamais été et ne peuvent être que le programme de l’accumulation du capital.
     « 3. Cependant, loin de se limiter, dans un mouvement révolutionnaire bourgeois, à la revendication formelle de l’État national et de la démocratie politique dans chaque révolution, le marxisme détermine de la façon la plus rigoureuse le rôle des classes sociales dans chaque révolution. L’apparition d’un prolétariat industriel en Chine aussi bien que dans la Russie tsariste ou dans l’Europe de 1848 signifiait pour les Communistes la nécessité d’une organisation de classe utilisant à ses fins politiques la crise du régime prébourgeois. Telle est la ligne du "Manifeste Communiste" et de la révolution d’ Octobre que Marx a défini sous le nom de "révolution permanente".
     « 4. La permanence du processus révolutionnaire qui devait donner le pouvoir au prolétariat des pays arriérés n’avait de sens, pour une victoire définitive du communisme, que si la révolution prolétarienne réussissait à s’étendre aux métropoles du Capital. La Russie, disait Engels (10), ne pourra éviter la phase douloureuse de l’accumulation capitaliste que "si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident de telle sorte que l’une complète l’autre" ».

L’Internationale de Lénine n’a pas seulement repris cette perspective pour la Russie des Soviets, mais elle l’a étendue à toute l’Asie. « Seuls, rappelaient les "Thèses du Congrès des peuples d’Orient", tenu à Bakou en 1920, le triomphe complet de la révolution sociale et l’établissement d’une économie communiste mondiale peuvent libérer les paysans d’Orient de la ruine, de la misère et de l’exploitation. C’est pourquoi ils n’ont pas d’autre voie pour leur émancipation que de s’allier aux ouvriers révolutionnaires d’Occident, à leurs républiques soviétiques, et de combattre à la fois les capitalistes étrangers et leurs propres despotes (les propriétaires fonciers et les bourgeois), jusqu’à la victoire complète sur la bourgeoisie mondiale et l’instauration définitive du régime communiste ».

La prospective révolutionnaire qui avait conduit à la victoire en Russie était ainsi étendue à la Chine.

 

 

 

 


LA PERSPECTIVE MARXISTE DANS LES THÈSES DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE
SOLIDES POINTS D’ANCRAGE À LA DOCTRINE:
RÔLE DES CLASSES DANS LA DOUBLE RÉVOLUTION


 La révolution "permanente"

Le marxisme est une doctrine qui surgit avec le prolétariat moderne industriel et l’accompagne tout au long d’une révolution sociale. Cette doctrine n’a pas besoin d’être développée, complétée ou enrichie : il s’agit seulement de la défendre et de la protéger des infâmes et successives dégénérescences. Pour cela la position que l’Internationale Communiste dédia aux questions nationales et coloniales n’était pas le fruit d’une nécessité du moment qui comportait une mise à jour de la doctrine révolutionnaire, mais au contraire constituait la réaffirmation de la doctrine marxiste dans son intégralité et sa projection dans l’arène mondiale.

Le "Manifeste du Parti Communiste" de 1848 avait proclamé que « les communistes appuient partout tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant » (chapitre IV). Mais il ne se référait pas seulement aux conditions typiques du capitalisme bourgeois.

En effet quand le Manifeste passe en revue les pays de l’époque, c’est seulement pour l’Angleterre et la France que l’on peut parler d’un mouvement révolutionnaire prolétarien dirigé contre la bourgeoisie et son appareil étatique. Pour tout le reste de l’Europe, les communistes doivent soutenir toute insurrection destinée à abattre le système féodal, même en se rangeant avec la bourgeoisie, dès que celle‑ci assume une position révolutionnaire.

La doctrine avait établi dès le début le rôle des diverses classes sociales dans la révolution démocratico-bourgeoise et les tâches du prolétariat dans celles que nous définissons comme des doubles révolutions. Les ouvriers auraient dû appuyer ces insurrections contre les ennemis de leurs propres ennemis, pour ensuite diriger contre ces derniers le soulèvement successive contre la bourgeoisie ; mais dans le même temps, la doctrine marxiste avait élevé au niveau de loi historique révolutionnaire générale le fait que ce seront les bourgeois démocratiques, après la victoire suivant leur alliance avec les ouvriers, qui les agresseront et les massacreront afin d’empêcher les vagues révolutionnaires qui se seraient déclenchées contre leur pouvoir à peine instauré. Dès le commencement, la bourgeoisie s’était comportée comme le bourreau des communistes et des ouvriers : à peine terminée sa première victoire révolutionnaire en France, en massacrant Babeuf et les "égaux", puis ensuite en 1831 avec la monarchie bourgeoise, et en 1848 avec la seconde république.

Les événements révolutionnaires de l’Allemagne de 1848‑49 avaient confirmé ce qu’avait déjà prévu Marx et Engels sur le rôle de la bourgeoisie allemande dans la révolution démocratico-bourgeoise. Ce furent en effet les bourgeois, après le mouvement de mars 1848, qui prirent tout de suite possession du pouvoir étatique afin de l’utiliser pour réprimer les ouvriers, qui avaient été leurs alliés dans la lutte. Si la bourgeoisie libérale allemande avait confirmé son rôle en trahissant les ouvriers, pour Marx et Engels, un nouveau danger surgissait pour la classe ouvrières, constitué par la démocratie petite-bourgeoise. Dans "l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes" de mars 1850 (11), ils affirmaient que la trahison que les bourgeois libéraux allemands avaient réalisée en 1848 contre le peuple, serait assumée dans la future révolution par les petits bourgeois démocratiques. Selon Marx et Engels, le parti de la petite bourgeoisie démocratique, est pour les ouvriers beaucoup plus dangereux que le parti libéral précédent, et ils les mettent en garde. L’Adresse précise ainsi :

« Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible. Ils réclament donc avant tout que l’on réduise les dépenses publiques en limitant la bureaucratie et en reportant les principales impositions sur les grands propriétaires fonciers et les bourgeois. Ils réclament ensuite que la pression exercée par le grand capital sur le petit soit abolie par la création d’établissements de crédit publics et des lois contre l’usure, ce qui leur permettrait, à eux et aux paysans, d’obtenir, à des conditions favorables des avances de l’Etat, au lieu de les obtenir des capitalistes. Ils réclament enfin que, par la suppression complète du système féodal, le régime de propriété bourgeois soit partout introduit à la campagne. Pour réaliser tout cela, il leur faut un mode de gouvernement démocratique, soit constitutionnel ou républicain, qui leur assure la majorité, à eux‑mêmes et à leurs alliés, les paysans, et une autonomie administrative, qui mettrait entre leurs mains le contrôle direct de la propriété communale et une série de fonctions actuellement exercées par les bureaucrates.
     « Quant à la domination et à l’accroissement rapide du capital, on aura soin de faire obstacle, soit en limitant le droit de succession, soit en remettant à 1’Etat autant de travaux que possible. Pour ce qui est des ouvriers, il est avant tout bien établi qu’ils resteront, comme avant, des salariés ; mais ce que les petits bourgeois démocratiques souhaitent aux ouvriers, c’est un meilleur salaire et une existence plus assurée ; ils espèrent y arriver soit au moyen de l’occupation des ouvriers par l’Etat, soit par des actes de bienfaisance ; bref, ils espèrent corrompre les ouvriers par des aumônes plus ou moins déguisées et briser leur force révolutionnaire en leur rendant leur situation momentanément supportable. Les revendications résumées ici ne sont pas défendues en même temps par toutes les fractions de la démocratie petite-bourgeoise, et rares sont ceux pour qui elles apparaissent, dans leur ensemble, comme des buts bien définis (...) »

« Tandis que les petits bourgeois démocratiques veulent terminer la révolution au plus vite et après avoir tout au plus réalisé les revendications ci‑dessus, il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais seulement de l’anéantir ; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle ».

L’Adresse affirme clairement quelle doit être la position du prolétariat et de son parti, avant, durant et après la lutte révolutionnaire. Avant la lutte contre l’ennemi commun réactionnaire, la démocratie petite bourgeoise prêchera au prolétariat "union et conciliation", essayant d’entraîner le prolétariat dans un parti démocratique, un parti « où prédomine la phraséologie social-démocrate générale, qui sert de paravent à leurs intérêts particuliers et où, pour ne pas troubler la bonne entente, les revendications particulières du prolétariat ne doivent pas être formulées ».

Pour éviter d’être réduit « au rang de simple appendice de la démocratie bourgeoise officielle », les ouvriers doivent « travailler à constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation distincte, secrète et publique du parti ouvrier, et faire de chaque communauté le centre et le noyau de groupements ouvriers où la position et les intérêts du prolétariat seraient discutés indépendamment des influences bourgeoises ».

Ensuite, « s’il s’agit de livrer combat à un adversaire commun », l’Adresse de Marx et Engels soutient que « point n’est besoin d’union particulière », car « dès qu’il faut combattre directement un tel adversaire, les intérêts des deux partis coïncident momentanément ; et dans l’avenir, comme jusqu’à ce jour, cette alliance prévue simplement pour l’heure s’établira d’elle‑même ». Mais : « Il va de soi que, dans les conflits sanglants imminents, ce sont surtout les ouvriers qui devront remporter, comme autrefois, la victoire par leur courage, leur résolution et leur esprit de sacrifice. Comme par le passé, dans cette lutte, les petits bourgeois se montreront en masse, et aussi longtemps que possible, hésitants, indécis et inactifs. Mais, dès que la victoire sera remportée, ils l’accapareront, inviteront les ouvriers à garder le calme, à rentrer chez eux et à se remettre à leur travail ; ils éviteront les prétendus excès et frustreront le prolétariat des fruits de la victoire ».


L’indépendance d’organisation du proletariat avant, durant et après la révolution

Face à cette attitude inévitable de la démocratie petite bourgeoise, l’Adresse avertit les ouvriers que « sitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploiter seul la victoire commune », car « dès que les nouveaux gouvernements se seront quelque peu consolidés, ils engageront immédiatement leur lutte contre les ouvriers ». En substance, affirment Marx et Engels dans l’Adresse, « pour pouvoir affronter de façon énergique et menaçante ce parti dont la trahison envers les ouvriers commencera dès la première heure de la victoire, il faut que les ouvriers soient armés et bien organisés », il faut « procéder immédiatement à l’organisation propre des ouvriers et à leur armement. Il importe de faire immédiatement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit pourvu de fusils, de carabines, de canons et de munitions et il faut s’opposer au rétablissement de l’ancienne garde nationale dirigée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empêché, les ouvriers doivent essayer de s’organiser eux‑mêmes en garde prolétarienne, avec des chefs de leur choix, leur propre état‑major et sous les ordres non pas des autorités publiques, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ouvriers. Là où les ouvriers sont occupés au compte de l’Etat, il faut qu’ils soient armés et organisés en un corps spécial avec des chefs élus ou en un détachement de la garde prolétarienne. Il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et munitions, et toute tentative de désarmement doit être repoussée, au besoin, par la force. Annihiler l’influence des démocrates bourgeois sur les ouvriers, procéder immédiatement à l’organisation propre des ouvriers et à leur armement et opposer à la domination, pour le moment inéluctable, de la démocratie bourgeoise les conditions les plus dures et les plus compromettantes : tels sont les points principaux que le prolétariat et par suite la Ligue ne doivent pas perdre de vue pendant et après l’insurrection imminente ».

L’Adresse se termine par la vision révolutionnaire d’une lutte nationale insérée dans une plus ample contestation de lutte internationale de la classe ouvrière, de façon, que, selon Marx et Engels, même si la révolution en Allemagne est destinée à traverser un long processus révolutionnaire, elle puisse coïncider avec la victoire de la classe ouvrière en France, événement qui aurait conduit à la lutte révolutionnaire en Allemagne, en en raccourcissant le cours. Quoiqu’il en soit, la consigne donnée aux ouvriers allemands (12) est claire : ils devront se poser « dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner – par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques – de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence ! » (fin de l’Adresse).

Il n’était pas nécessaire d’attendre le 1927 chinois pour prévoir que la bourgeoisie chinoise aurait trahi et massacré les ouvriers. Le marxisme avait compris que, au cours des révolutions démocratico-bourgeoises, et donc dans leurs variantes que constituent les révolutions nationales des pays coloniaux et semi-coloniaux, le prolétariat lutte contre les ennemis de ses ennemis, avec ces classes sociales qui ont intérêt à détruire les survivances du régime féodal, éliminant les obstacles au développement des forces productives et favorisant de cette façon le déploiement des conditions matérielles objectives nécessaires à la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise ; mais dans le même temps, il avait prévu et mis en garde la classe ouvrière sur le fait que, la grande bourgeoisie dans un premier temps, puis la petite bourgeoisie radicale, reculeraient face à la tâche de pousser la révolution jusqu’au bout, par peur de perdre leurs privilèges de classes, trahiraient et réprimeraient les ouvriers au nom de la défense du mode de production capitaliste et de l’ordre bourgeois. La route indiquée au prolétariat est celle de la révolution permanente : ne pas s’arrêter à la victoire contre les forces et les institutions précapitalistes mais aller au‑delà, en abattant le pouvoir de ceux qui avaient été leurs alliés dans la lutte contre l’ancien régime, portant jusqu’au bout les revendications démocratiques et les mesures radicales, surtout dans le domaine agraire, voire sauter la phase bourgeoise, dans le cas où la révolution prolétarienne aurait déjà éclaté dans les pays capitalistiquement avancés, grâce à l’appuie de l’armée rouge et avec l’aide de l’industrie des ces pays industriellement avancés.

Le Parti du prolétariat sait depuis le début, grâce à Marx et Engels, ce qui attend la classe ouvrière, et Lénine en confirme la validité pour la situation russe. Même si la révolution en Russie a un caractère démocratico-bourgeois, Lénine ne tire pas, comme le font les Mencheviks, la conclusion que la classe ouvrière et son parti doivent s’en tenir éloigné, laissant à la bourgeoisie la tâche de faire sa révolution, ou de se mettre à sa remorque, mais il en tire la conclusion qu’il est nécessaire de maintenir son autonomie politique et prendre la tête de la lutte révolutionnaire. Faisant référence à la révolution en Russie, Lénine écrit en juillet-août 1905 dans son ouvrage : "Deux tactiques de la social démocratie dans la révolution démocratique" au chapitre VI :
     « De quel côté le prolétariat est‑il menacé du danger d’avoir les mains liées dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente ? » :
     « La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat (...) la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie (...) Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé (...) Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution ; que ces transformations soient aussi précautionneuses que possible à l’égard des institutions "respectables" de la féodalité (la monarchie par exemple) ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est‑à‑dire de la paysannerie et surtout des ouvriers. Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de "changer leur fusil d’épaule", comme disent les Français, c’est‑à‑dire de retourner contre la bourgeoisie elle‑même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.
     « Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national (...)
     « Le marxisme apprend au prolétaire, non pas à s’écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l’achèvement de la révolution. Nous ne pouvons pas nous évader du cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, mais nous pouvons l’élargir dans des proportions énormes, nous pouvons et nous devons, dans ce cadre, combattre pour les intérêts du prolétariat, pour ses besoins immédiats et pour les conditions de la préparation de ses forces à la future victoire totale ».

Dans la Russie tsariste arriérée s’étaient formées des îlots très concentrés et ultramodernes de capitalisme complet et en était sorti une couche prolétarienne, qui tout en étant minoritaire par rapport à une population paysanne énorme, se trouvait, étant données les conditions de capitalisme avancé dans lequel il se trouvait, sur le terrain d’une lutte de classe anti bourgeoise et anti capitaliste. La présence menaçante de ce prolétariat était vu avec terreur par la bourgeoisie russe, d’où son rôle hésitant à mener à terme sa propre révolution, à briser les vieilles institutions pré‑capitalistes. Seul le prolétariat pouvait le faire.

Au chapitre XII : « La révolution démocratique perdra‑t‑elle de son envergure si la bourgeoisie s’en détourne ? », Lénine écrit : « Mais nous, marxistes, nous savons tous par la théorie et observons chaque jour et à toute heure, (...), que la bourgeoisie s’affirme pour la révolution d’une façon inconséquente, cupide et poltronne. La masse de la bourgeoisie se rangera inévitablement aux côtés de la réaction, de l’autocratie, contre la révolution, contre le peuple dès que seront satisfaits ses intérêts mesquins et égoïstes, (...). Reste le « peuple », c’est‑à‑dire le prolétariat et la paysannerie : seul le prolétariat est capable d’aller avec fermeté jusqu’au bout, car il va bien au delà de la révolution démocratique. (...) La paysannerie renferme une masse d’éléments semi‑prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini. Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété. Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite‑bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique ».

Et pour cela affirme Lénine plus loin : « Le prolétariat doit faire jusqu’au bout la révolution démocratique, en s’adjoignant la masse paysanne, pour écraser par la force la résistance de l’autocratie et paralyser l’instabilité de la bourgeoisie. Le prolétariat doit faire la révolution socialiste en s’adjoignant la masse des éléments semi‑prolétariens de la population, pour briser par la force la résistance de la bourgeoisie et paralyser l’instabilité de la paysannerie et de la petite bourgeoisie ».

Seul le prolétariat est en mesure de mener à terme la révolution démocratique, à la condition que, comme unique classe révolutionnaire cohérente de la société actuelle, elle entraîne derrière elle les masses paysannes en donnant à leur lutte spontanée contre la grande propriété foncière et l’état féodal une direction politique. Pour Lénine, il y a trois impératifs pour la tactique prolétarienne dans la révolution démocratico-bougeoise, comme il l’écrit dans son article "L’objectif de la lutte du prolétariat en mars 1909 au chapitre II : « 1) que le prolétariat doit jouer le rôle dirigeant, le rôle de guide de la révolution ; 2) que l’objectif de la lutte est la conquête du pouvoir par le prolétariat avec l’aide des autres classes révolutionnaires ; 3) que dans ce domaine, la paysannerie est la première et peut‑être la seule "aide" ».

Mais ces impératifs en supposent un autre, c’est‑à‑dire que le parti du prolétariat doive conserver son indépendance programmatique, politique et organisatif.


Nature et perspective de la révolution en Chine et en Orient

Comme pour la Russie, la même question se posait en Chine. Le retard encore plus grand des campagnes chinoises était contre balancé par un énorme afflux de capitaux étrangers dans des villes comme Shanghaï, Hong Kong et Canton, ce qui avait permis la naissance d’un prolétariat hautement concentré. Comme pour la Russie, la situation chinoise, et en général celle des pays coloniaux, exaltait encore plus le rôle de l’avant garde du prolétariat, d’autant plus que la bourgeoisie nationale des pays coloniaux et semi coloniaux, dans la période historique durant laquelle le prolétariat agit en tant que force autonome, n’est plus comme la vieille classe bourgeoise européenne qui a lutté contre le passé féodal. C’est une classe complètement différente de cette dernière. Elle est étroitement liée au capitalisme international, au niveau économique comme au niveau politique, et même si elle aspire à se donner une structure moderne répondant plus à ses intérêts de classe, et donc à l’indépendance et à l’unification nationale, elle est toujours la proie de la peur de mettre en mouvement des forces sociales qu’elle ne pourrait pas contrôler.

Au 18ème siècle, la bourgeoisie européenne avait eu un rôle révolutionnaire contre le féodalisme parce qu’elle avait réussi à se lier aux masses paysannes qui aspiraient à la propriété du sol. La bourgeoisie avait pu mettre en mouvement les paysans parce que ceux‑ci se seraient partagés les terres appartenant à la classe féodale. C’est ainsi que fut possible la victoire de la révolution française dans laquelle les paysans brisèrent le féodalisme et par la suite fournirent les troupes aux armées napoléoniennes.

En Chine, au contraire, la bourgeoisie, utilisant les capitaux accumulés à partir des échanges avec les étrangers, et investis dans la terre, écrasait les paysans en leur faisant payer de lourds loyers et en pratiquant des prêts usuriers. En Chine la bourgeoisie ne s’était pas développée, comme la bourgeoisie européenne, en opposition aux autres classes de la vieille société, mais comme un simple appendice de celle‑ci, puisqu’elle s’était naturellement attachée à la caste des mandarins au travers du commerce de la terre. La terre n’appartenait pas à la noblesse féodale, mais surtout à une bourgeoisie mercantile, dans la mesure où la disproportion existant entre l’énorme population paysanne et la terre monopolisée par cette bourgeoisie lui permettait d’exiger des loyers exorbitants ; en outre la misérable condition du fermier obligeait ce dernier à emprunter le capital d’exploitation, tombant ainsi dans les mains de l’usurier.

Il n’existait donc pas une propriété féodale, et les servitudes des paysans chinois ne venaient pas de l’attachement à la glèbe d’une main d’œuvre dont le seigneur pouvait disposer librement, mais presque toujours d’une dette contractée pour payer le loyer d’un morceau de terre. C’est pourquoi en Chine ne se posait pas la question d’une révolution agraire conduite par la bourgeoisie contre les féodaux. La bourgeoisie ne pouvait libérer les paysans de leur servitude, puisque en faisant cela, la bourgeoisie qui disposait de la terre et du capital mercantile et usurier, serait allée contre ses intérêts de classe. Si en Russie, comme le constatait Lénine, « la révolution bourgeoise est impossible comme révolution de la bourgeoisie », à plus forte raison cela valait pour la Chine. Et même si la pression de l’impérialisme rendait la bourgeoisie anti-coloniale chinoise plus révolutionnaire que la bourgeoisie anti-tsariste russe. La bourgeoisie chinoise était liée à l’impérialisme par des liens plus forts que l’aspiration à l’indépendance nationale.

Mais si la réalisation de ses objectifs politiques et nationaux ne pouvait être confiée à la bourgeoisie, elle ne pouvait pas non plus être confiée aux paysans. Malgré l’énorme importance de la question paysanne, la révolution chinoise ne pouvait pas prendre la forme d’une révolution essentiellement paysanne. Dans les "Thèses sur la révolution chinoise", en réponse aux conceptions staliniennes d’abord, puis maoïstes, notre Parti avait individualisé « l’originalité des révolutions bourgeoises à l’époque impérialiste » (thèse n°17): « Dans le passé, toutes [les révolutions bourgeoises] ont mis en œuvre la paysannerie sous différentes formes y compris l’organisation armée. Toutes ont réalisé à des degrés divers de profondes transformations dans l’agriculture. Mais le marxisme a toujours souligné l’incapacité de la paysannerie à avoir une politique propre. Il a montré que les insurrections agraires, partie intégrante des révolutions bourgeoises, n’ont jamais abouti que sous la direction des villes et en leur cédant le pouvoir. Le « Manifeste [de l’Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier, lors de son premier congrès en mars 1919] a insisté sur le caractère double de la paysannerie et sur les raisons pour lesquelles elle ne peut agir comme classe indépendante. Le paysan n’est que le représentant social de rapports bourgeois ; il laisse toujours à d’autres le soin de sa représentation politique. A tous les champions du "socialisme" paysan qui nous reprochaient, en Russie comme en Chine, de "sous‑estimer" la paysannerie, nous avons opposé ces enseignements du marxisme en répondant que l’originalité des révolutions d’Orient n’était pas dans l’intervention armée des masses paysannes, mais dans les chances d’une direction prolétarienne vers des buts qui ne soient pas inévitablement bourgeois ».


Les Thèses sur les questions nationale et coloniale
au Second Congrès de l’Internationale Communiste

L’Internationale Communiste, avant qu’elle ne tombât sous le contrôle du stalinisme, avait clairement défini les tâches et les prospectives pour la révolution en Chine et dans les autres pays coloniaux et semi coloniaux. En partant de la solide base des données objectives de l’évolution du capitalisme à l’échelle mondiale, elle confiait au mouvement communiste et à son organisation mondiale centralisée la tâche historique gigantesque d’intégrer les mouvements révolutionnaires de libération nationale dans les colonies avec la stratégie mondiale de la révolution prolétarienne dans les métropoles impérialistes. Dans les thèses de l’Internationale était individualisé le lien étroit produit par le capitalisme mondial entre le mouvement prolétarien occidental et les masses des pays assujettis en dehors de l’Europe.

Les colonies constituaient une des principales sources de la force du capitalisme occidental. Les grands marchés des pays coloniaux et les immenses territoires à exploiter étaient les piliers qui soutenaient l’économie capitaliste des pays européens, le premier entre tous étant l’Angleterre, principal gendarme mondial de la défense de l’ordre bourgeois. Le mode de production bourgeois, miné par les inévitables crises de surproduction, déversait ses contradictions dans les territoires coloniaux qui devenaient des marchés supplémentaires pour la vente des produits en excès, et ces derniers fournissait des matières premières pour l’industrie des pays impérialistes. Mais les possessions coloniales permettaient également à la bourgeoisie des pays européens de maintenir sa domination de classe dans leur propre pays. L’exploitation des colonies était indispensable pour le maintien de l’ordre bourgeois aussi parce que les profits obtenus constituaient un puissant instrument pour attacher à l’impérialisme des secteurs de la classe ouvrière. Avec ces profits, la bourgeoisie pouvait se permettre de faire des concessions plus importantes à l’aristocratie ouvrière, cette dernière devenant un agent de l’impérialisme à l’intérieur de la classe ouvrière. D’où la trahison des chefs de la Seconde Internationale, qui pour l’Europe avaient embrassé le mot d’ordre bourgeois de la défense de la patrie, tandis qu’ils n’attribuaient aucun poids à la question coloniale. Ces soi‑disant chefs du prolétariat étaient tellement imbus des conceptions bourgeoises qu’ils ne voyaient aucune nécessité de se relier au mouvement révolutionnaire des colonies, étant devenus eux‑mêmes des partisans de l’impérialisme.

C’est pourquoi, afin de faire sauter le pouvoir bourgeois mondial, l’Internationale Communiste soutenait la nécessité de relier les luttes des prolétaires occidentaux aux révolutions dans les colonies. Voici quelques unes des thèses sur la question coloniale du Second Congrès de l’IC : « La suppression par la révolution prolétarienne de la puissance coloniale de l’Europe renversera le capitalisme européen. La révolution prolétarienne et la révolution des colonies doivent concourir, dans une certaine mesure, à l’issue victorieuse de la lutte. L’Internationale Communiste doit donc étendre le cercle de son activité. Elle doit nouer des relations avec les forces révolutionnaires qui sont à l’œuvre pour la destruction de l’impérialisme dans les pays économiquement et politiquement dominés » (Thèse supplémentaire n°4).

Et contre le chauvinisme de la Seconde Internationale, la Troisième Internationale déclarait dans la thèse supplémentaire n°5 : « L’Internationale Communiste concentre la volonté du prolétariat révolutionnaire mondial. Sa tâche est d’organiser la classe ouvrière du monde entier pour le renversement de l’ordre capitaliste et l’établissement du communisme ».

Selon la vision de l’IC, l’attaque internationale contre la domination des grandes centrales impérialistes, au premier chef l’Angleterre, devait être conduite en intégrant la révolution unique aux buts purement prolétariens de l’Occident avec les doubles révolutions naissant en Orient. C’était une vision grandiose qui étendait la doctrine marxiste des doubles révolutions au‑delà des traditionnelles limites de l’Europe, projetant sur l’immense arène mondiale cette lutte, annoncée par Marx et Engels en 1850, pour la "révolution permanente", dont la direction politique centrale est confiée au prolétariat et à son parti, même si, dans les aires à capitalisme tout juste né avec des rapports économiques à majorité précapitalistes, celui‑ci agit à la tête de forces non prolétariennes. Dans ces aires, le frêle mais batailleur prolétariat local est amené à combattre avec la petite bourgeoisie urbaine et surtout rural, dont les objectifs ne peuvent être que démocratico-bourgeois, mais avec une situation explosive du point de vue révolutionnaire en raison de la présence de masses paysannes affamées de terre. Dans ce contexte, l’IC basait sa lutte révolutionnaire non sur des blocs populaires et nationaux, mais sur le prolétariat indigène des colonies, qui devait prendre la tête du mouvement révolutionnaire en entraînant derrière lui les masses paysannes pauvres et semi‑prolétariennes, en en dirigeant les révoltes armées non seulement contre l’impérialisme, mais contre les classes possédantes locales, sa bourgeoisie et les grands propriétaires terriens, qui auraient été prêts à se servir de l’élan révolutionnaire des masses pour arracher à la puissance dominante une liberté limitée, pour ensuite se retourner contre ces mêmes alliés, prolétaires et paysans, en n’hésitant pas dans ce but à s’allier avec l’impérialisme afin de défendre désespérément leur privilège commun, économique et social.

L’Internationale Communiste étendait donc à l’Orient en lutte ces leçons qui en Europe avaient été apprises dans le sang et qui affirmaient que les bourgeois démocratiques, après la victoire obtenue par une alliance avec les travailleurs, se retourneraient contre eux pour les massacrer et déjouer ainsi toute nouvelle vague révolutionnaire. Aux jeunes partis communistes, il était par conséquent demander de préserver la plus rigoureuse indépendance politique et organisative du parti, en maintenant une délimitation programmatique nette avec les partis nationaux bourgeois, et surtout si ces derniers prenaient l’habit du « socialisme » démagogique. La thèse 11, ( paragraphe 5), sur les questions nationales et coloniales, du 2ème Congrès de l’IC, affirme ainsi : « Il est nécessaire de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes ; l’Internationale Communiste ne doit soutenir les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, qu’à la condition que les éléments des plus purs partis communistes – et communistes en fait – soient groupés et instruits de leurs tâches particulières, c’est‑à‑dire de leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique. L’Internationale Communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux, et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire ».

En ce qui concerne les questions nationales et coloniales, les thèses supplémentaires éclairent les problèmes liés à la délimitation entre les organisations politiques au sein des mouvements de libération nationale dans les colonies, l’appui de celles‑ci aux ailes révolutionnaires populaires et surtout paysannes, et l’indispensable sauvegarde de l’indépendance politique, programmatique et organisative des partis communistes, même s’ils se trouvent encore dans une phase "embryonnaire". Le sens de ces thèses était celui déjà formulé par Lénine d’appuyer le mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois sans jamais se confondre avec lui. Les thèses du Second Congrès de l’IC sont pour cela sans ambiguïté : « Il existe dans les pays opprimés deux mouvements qui, chaque jour, se séparent de plus en plus : le premier est le mouvement bourgeois démocratique nationaliste qui a un programme d’indépendance politique et d’ordre bourgeois ; l’autre est celui des paysans et des ouvriers, ignorants et pauvres, pour leur émancipation de toute espèce d’exploitation. Le premier tente de diriger le second et y a souvent réussi dans une certaine mesure. Mais l’Internationale Communiste et les partis adhérents doivent combattre cette tendance et chercher à développer les sentiments de classe indépendante dans les masses ouvrières des colonies. L’une des plus grandes tâches à cette fin est la formation de partis communistes qui organisent les ouvriers et les paysans et les conduisent à la révolution et à l’établissement de la République soviétique » (Thèse supplémentaire n°7).

« La révolution dans les colonies, dans son premier stade, ne peut pas être une révolution communiste, mais si dès son début, la direction est aux mains d’une avant‑garde communiste, les masses ne seront pas égarées et dans les différentes périodes du mouvement leur expérience révolutionnaire ne fera que grandir. Ce serait certainement une grosse erreur que de vouloir appliquer immédiatement dans les pays orientaux à la question agraire, les principes communistes. Dans son premier stade, la révolution dans les colonies doit avoir un programme comportant des réformes petites-bourgeoises, telles que la répartition des terres. Mais il n’en découle pas nécessairement que la direction de la révolution doive être abandonnée à la démocratie bourgeoise. Le parti prolétarien doit au contraire développer une propagande puissante et systématique en faveur des Soviets, et organiser des Soviets de paysans et d’ouvriers. Ces Soviets devront travailler en étroite collaboration avec les républiques soviétiques des pays capitalistes avancés pour atteindre à la victoire finale sur le capitalisme dans le monde entier. Ainsi les masses des pays arriérés, conduites par le prolétariat conscient des pays capitalistes développés, arriveront au communisme sans passer par les différents stades du développement capitaliste » (Thèses supplémentaire n°9).

Dans la grandiose vision de l’Internationale, le prolétariat des colonies, guidé par son Parti Communiste, devait être à l’avant-garde de la lutte anti impérialiste. La lutte pour le pouvoir dans les colonies devait être conduite avec le lien le plus étroit avec la bataille prolétarienne dans les métropoles impérialistes, dans la mesure où seule la victoire dans les pays à capitalisme avancé pouvait garantir la survie d’un pouvoir politique communiste dans un pays dont l’économie était pour une large partie encore arriérée, et voire sauter la phase bourgeoise.

En ce qui concerne la révolution chinoise, le stalinisme détruisit la perspective communiste en concédant à la bourgeoisie chinoise un rôle de guide révolutionnaire et en subordonnant le prolétariat chinois et le Parti Communiste à la direction du Kuomintang. Et ceci ne fut pas une erreur mais le triomphe de la contre révolution bourgeoisie qui abattait le pouvoir prolétarien en Russie et détruisait ainsi la vision prolétarienne et communiste de la révolution mondiale, en faisant de l’Internationale Communiste non le Parti mondial du prolétariat mais un instrument à utiliser pour les intérêts de l’Etat russe. La victoire de la contre révolution à Moscou entraîna derrière elle la défaite de la révolution chinoise. Malheureusement, alors qu’en Chine les contrastes de classes s’étaient tellement aiguisés qu’ils posaient la question du pouvoir politique, l’opportunisme avait déjà pénétré l’Internationale Communiste, dont les directives qui furent imparties au prolétariat chinois, consistaient essentiellement dans la renonciation au rôle indépendant du Parti Communiste, et ne pouvaient donc que mener à une désastreuse défaite les impétueuses luttes des prolétaires et des masses paysannes chinoises des années 1920.



2 - Il s’agit de la dynastie Qing d’origine mandchoue (ethnie minoritaire, celle des Hans étant majoritaire), qui est la dernière dynastie impériale à avoir régné sur la Chine de 1644 à 1912 durant la période de l’empire de Chine. Elle a succédé à la dernière dynastie des Hans, la dynastie Ming. En rébellion ouverte contre les Ming dès 1616, les Mandchous prirent progressivement le pouvoir dans l’ensemble de la Chine, prenant Pékin en 1644 et instaurant un nouveau régime politique, l’empire du Grand Qing. La Chine ne fut totalement sous leur autorité qu’en 1683. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Empire Qing connut un long déclin, affaibli par les conflits internes comme par les pressions internationales, et fut finalement renversé par la révolution Xinhai en 1911, menée par Sun Yat‑sen, laissant la place à la république de Chine. Le règne de la dynastie Qing prit fin le 12 février 1912, avec l’abdication du dernier empereur de Chine, Puyi, alors âgé de six ans.

3 - Signalons qu’avant l’arrivée des Portugais dans l’Océan Indien au 15ème siècle, la Chine possédait une flotte puissante qui pendant presque 30 ans domina les routes des mers chinoises et en grande partie de l’Océan Indien jusqu’aux côtes de l’Afrique orientale (cf : les voyages de Zheng He). Zheng He (1371‑1433), eunuque musulman, est un amiral chinois de la dynastie ming, qui mènera, entre 1405 et 1433, 7 expéditions (avant celle de Vasco de Gama de 1498) jusqu’à Zanzibar. Sa flotte comptait 317 vaisseaux dont certains énormes de 110 m de long et 50 m de large (les caravelles de Christophe Colomb de 1492 ne dépassaient pas 25 m de long, et l’invincible armada espagnole de 1588 ne comptait que 132 navires). En 1405, les Chinois ont une large avance technique sur les Européens ; ils utilisent la poudre, le papier, l’imprimerie. Les routes maritimes empruntées par la flotte de Zheng He sont fréquentées par les marchands arabes depuis le 7ème siècle. Ces voyages se terminent en 1433 à la mort de Zheng He et n’auront pas de suite (interdiction de construire des navires et destruction de ceux existants en 1525 ! le commerce de la Chine avec l’extérieur est interrompu jusqu’en 1567), car la priorité est donnée à la construction de la grande muraille face aux armées mongoles et mandchoues qui menacent au nord.

4 - Ces taxes, qui font obstacle à la libre circulation des marchandises, sont le propre des sociétés précapitalistes. Les révolutions bourgeoises en Europe aboliront justement ces taxes de la société féodale.

5 - Cette révolte tire son nom du royaume que les rebelles fondirent en Chine du sud et en Chine centrale, le Taiping Tian Guo, ou "Royaume céleste de la Grande Paix". Le fondateur du mouvement, Hong Xiuquan (1814‑1864), d’origine paysanne, qui avait lu des brochures religieuses remises par des missionnaires, se disait frère cadet de Jésus‑Christ et fit une synthèse des textes chrétiens et des sociétés secrètes chinoises traditionnelles très influentes dans les campagnes, rejetant le taoïsme, le boudhisme et surtout le confucianisme. La révolte débuta dans une province du sud (Guangxi) et se répandit jusqu’à Nankin, s’approchant de Pékin. Ce royaume promulgua une réforme agraire après la prise de Nankin en 1853, dans laquelle il instituait de profondes réformes sociales telles que l’égalité des sexes (polygamie et bandage des pieds interdits), accompagnées toutefois d’une stricte séparation entre les hommes et les femmes. Cette réforme s’accompagnait de mesures révolutionnaires : la propriété foncière privée était abolie ainsi que l’esclavage ; nourriture, vêtements et autres biens de consommation courante étaient mis en commun dans des entrepôts publics, et distribués à la population selon leurs besoins par leurs chefs militaires ; l’opium, le tabac et l’alcool étaient désormais interdits. Mao Zedong dit en 1949 : « Avant l’émergence du communisme chinois, Hong Xiuquan fut le premier Chinois à se tourner vers l’Occident pour y chercher la vérité » !

6 - La révolte des Boxers, ou révolte des Boxeurs, fomentée par les « Points de la justice et de la concorde », société secrète dont le symbole était un poing fermé, d’où le surnom de Boxers donné à ses membres en Occident, se déroula en Chine entre 1988 et 1901. Ce mouvement, initialement opposé à la fois aux réformes, aux colons étrangers et au pouvoir féodal de la dynastie mandchoue des Qing, fut utilisé par cette dernière contre les seuls colons, conduisant à partir du 20 juin 1900 au siège des légations étrangères présentes à Pékin, l’épisode des "55 jours de Pékin", qui s’acheva par la victoire des huit nations alliées contre la Chine (Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume Uni et Etats‑Unis). Venant après la guerre sino‑japonaise de 1894‑1895, perdue par la Chine, cette nouvelle défaite constitue un jalon supplémentaire dans le combat qui devait mener à la révolution bourgeoise du 20ème siècle.

7 - Sun Yat‑sen, d’origine paysanne, membre de la société secrète chinoise la "Triade des trois harmonies" et franc maçon, exilé dès 1895 aux USA, au Canada, au Japon, puis de nouveau aux USA. Il ne rentre en Chine qu’après la révolte d’octobre 1911. Il est l’un des fondateurs du parti du Kuomintang (Parti nationaliste chinois se définissant démocratique et socialiste) en 1912, a été le premier président de la république de Chine en 1912. Le Kuomintang est interdit et Sun, chassé du pouvoir en 1913, fuit au Japon. Il revient en Chine en 1918 et dès 1922 reçoit l’aide du Komintern. Entre 1918 et 1925 il dirige plusieurs gouvernements basés dans le Sud de la Chine, qui visent à réunifier le pays alors en proie à la domination des seigneurs de guerre.

8 - Les bourgeoisies russes et chinoises étaient incapable de faire leur révolution bourgeoise, non par faiblesse numérique, mais par lâcheté politique. Au moindre mouvement des masses elles se précipitaient dans les bras de la réaction. La proclamation de la République par Sun‑Yat‑Sen et l’abolition de la monarchie fut le plus grand acte d’héroïsme de la bourgeoisie chinoise. Après cela, elle avait épuisée toutes ses velléités révolutionnaires et préférait s’entendre avec l’impérialisme, plutôt que de s’appuyer sur les masses paysannes et prolétariennes dont elle avait une peur viscérale. Lorsque le prolétariat chinois en 1927, en lien avec les paysans sans terre, après avoir chassé les seigneurs de guerre et unifié la Chine, consigna, sous la pression de Moscou, alors aux mains des staliniens, les clefs du pouvoir à la bourgeoisie, cette dernière, avec son représentant Chang‑Kaï‑Chek se précipita pour massacrer l’héroïque prolétariat. A partir de ce moment, la bourgeoisie chinoise devenu contre-révolutionnaire abdiqua devant toutes les revendications impérialistes. Ce qui rendit nécessaire une seconde révolution bourgeoise, avec la longue marche de Mao Tsé‑tung, devenu le véritable héritier du parti de Sun‑Yat‑Sen.

9 - Dans les années 1920, Wuhan, grand port fluvial du centre‑est de la Chine, était la capitale de l’aile gauche du Kuomintang dirigée par Wang Jingwei en opposition à Chiang Kai‑shek.

10 - Engels et Marx dans la préface à l’édition russe du "Manifeste du Parti Communiste"  du 21 janvier 1882 : « La seule réponse qu’on puisse faire aujourd’hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en Occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une révolution communiste ».

11 - L’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes fut rédigée par Marx et Engels fin mars 1850 lorsqu’ils espéraient encore voir resurgir la révolution et travaillaient à l’élaboration de la théorie et de la tactique du prolétariat. Ils y soulignèrent la nécessité pour le prolétariat de créer un parti indépendant, de s’isoler des démocrates petits-bourgeois. L’idée fondamentale de l’Adresse est celle de la révolution ininterrompue amenant la suppression de la propriété privée et des classes, la création d’une société nouvelle. L’Adresse fut diffusée secrètement parmi les membres de la Ligue des communistes, première organisation communiste internationale créée par Marx et Engels. Elle exista de 1847 à 1852.

12 - La révolution avait éclaté en Allemagne en mars 1848. L’Assemblée hésita à assumer le pouvoir suprême. Des insurrections populaires avaient éclaté en Allemagne en mai‑juillet 1849 pour défendre la Constitution impériale et furent écrasées en juillet 1849.