Parti Communiste International


LE PARTI ET LA CULTURE

Rapport présenté à la réunion du parti en mai 2022
 

-  Le besoin du communisme
2 -  L’anticulturalisme de la Gauche et de Lénine dans la Seconde Internationale
3 -  Lénine, l’instruction publique et la révolution culturelle parmi la paysannerie
4 -  Marxisme et science
5 -  La “culture prolétarienne” ?
6 -  Carlo Pisacane, déjà avant Marx
7 -  Du besoin du communisme à la théorie, au programme et à la milice du parti


“Remplis ton crâne de vin avant qu’il ne se remplisse de terre”, dit le poéte Omar Kajam.
     Le poète turc Nazim Hikmet fait répondre l’homme aux chaussures cassées qui passait par le jardin de roses :
    “Dans ce monde qui offre plus de grains que d’étoiles, j’ai faim,
    “Vous parlez de vin et mon argent ne suffit pas pour acheter du pain”.

Le poète persan Omar Kajam, qui a vécu mille ans plus tôt, n’était pas très sympathique au poète turc Nazim Hikmet. Le matérialiste Hikmet n’aimait pas le matérialisme de Kajam, qui était le matérialisme des classes propriétaires détentrices du pouvoir, dominé par un individualisme forcené.



Le besoin du communisme

Avant d’être matérialistes, nous sommes communistes : le sentiment communiste vient avant notre science, avant notre matérialisme, qui n’a rien à voir avec le matérialisme de la bourgeoisie. Il n’y a pas de communistes sans sentiment communiste, bien qu’il n’y ait pas aujourd’hui de parti communiste sans science communiste, sans matérialisme scientifique, dialectique et historique. Notre matérialisme n’est pas celui de Kajam, mais celui de Hikmet, celui de l’homme aux chaussures usées. Il est possible que l’homme aux chaussures usées ne soit pas du tout matérialiste, ni même communiste : il est même très probable qu’il ne le soit pas, car à chaque époque, les idées dominantes sont celles de la classe dominante.

De notre matérialisme découle directement notre conception de la “culture”, expression à laquelle nous préférons celle de connaissance. Il en va de même pour le mot “conscience”, dont la traduction par “connaissance” est également plus facilement compréhensible. Sur cette question, le parti communiste historique a été clair dès sa création, et même avant, puisque Babeuf et Blanqui avaient déjà compris que la force passe avant la raison, la culture et l’éducation, malgré le culte que la bourgeoisie révolutionnaire du XVIIIe siècle, avec la plèbe révolutionnaire des villes, réservait à la déesse raison.

Le culte de la raison, associé au droit de nature et au contrat social, était une puissante idéologie révolutionnaire, une arme pour ébranler le vieux monde féodal ou semi‑féodal. Mais déjà lors de la Révolution française, certains, dont Babeuf et Buonarroti, avaient compris les limites de cette idéologie, qu’elle était avant tout une arme aux mains de la bourgeoisie, et donc la nécessité d’aller plus loin.


L’anticulturalisme de la Gauche et de Lénine dans la Seconde Internationale

La Gauche Communiste Italienne, une connotation uniquement géographique désignant la Gauche Communiste de la Troisième Internationale, dès ses origines a montré, même sur cette question, une approche marxiste claire. Au congrès de la Fédération italienne de la jeunesse socialiste, tenu à Bologne en 1912, deux positions s’affrontent : celle de la droite dite “culturaliste” et celle de la gauche “anti‑culturaliste”, qui est approuvée par 2 730 voix contre 2 465. Les deux motions ont été rapportées par “L’Avanguardia”, journal de la Fédération de la jeunesse socialiste, sur les positions de la Gauche, dans le numéro 257 du 15 septembre 1912.

Voici la motion du courant de droite sur “l’éducation et la culture” :

«Le Congrès, considérant que, surtout dans la période actuelle que traverse le mouvement socialiste, il incombe à la Fédération de la Jeunesse d’exercer avant tout une fonction préparatoire, en réalisant une œuvre d’éducation et de culture visant le triple but :
     «1) affiner et élever l’âme et l’esprit de la jeunesse prolétarienne, par une instruction générale, littéraire et scientifique ;
     «2) donner au Parti des militants conscients et sûrs ;
     «3) créer des organisateurs compétents et de bons producteurs, par un travail d’élévation et de perfectionnement technique professionnel, sans lequel la révolution socialiste ne sera pas réalisable,

«établit que l’action des organes de la jeunesse doit s’inspirer de ces critères directeurs et, à cette fin, décide de transformer “L’Avanguardia” en un organe à prédominance culturelle, en confiant sa rédaction à des camarades jeunes et adultes plus compétents ;

«invite les clubs de jeunes :
     «1) à veiller à l’inscription des jeunes socialistes dans les associations culturelles ;
     «2) à créer périodiquement, dans les centres les plus importants, en accord avec le Parti, des cours de conférences qui aient pour objet, outre la culture strictement socialiste, la diffusion de notions historiques, économiques et sociologiques, et le traitement des problèmes inhérents à l’organisation ouvrière ;
     «3) à créer et à développer des bibliothèques sociales ;
     «4) à adopter, comme moyen efficace d’instruction mutuelle, le système des conversations et des lectures».

Déjà à l’époque, nous refusions cette conception, voyant dans les“ bons producteurs “la tendance à la collaboration de classe, et dans les positions de Tasca la genèse de l’ “ordinovisme”, la prétention immédiatiste à construire le socialisme au sein de l’usine, et surtout au sein de l’État capitaliste.

Voici plutôt la motion du courant de gauche :

« Le Congrès,

«considérant que dans un régime capitaliste, l’école représente une arme puissante de conservation entre les mains de la classe dirigeante, qui tend à donner aux jeunes une éducation qui les rend loyaux et résignés au régime actuel, et les empêche d’en découvrir les contradictions essentielles,
     «constatant donc le caractère artificiel de la culture actuelle et des enseignements officiels, dans toutes leurs phases successives, et estimant qu’aucune confiance ne doit être placée dans une réforme de l’école dans le sens laïque ou démocratique ;
     «reconnaissant que le but de notre mouvement est de s’opposer aux systèmes d’éducation de la bourgeoisie en créant des jeunes intellectuellement libres de toute forme de préjugés, déterminés à travailler à la transformation des bases économiques de la société, et prêts à sacrifier tout intérêt individuel dans l’action révolutionnaire ;
     «considérant que cette éducation socialiste, contrairement aux diverses formes d’individualisme dans lesquelles se perd la jeunesse moderne, en partant d’un ensemble de connaissances théoriques strictement scientifiques et positives, parvient à former un esprit et un sentiment de sacrifice ;

«reconnaît la grande difficulté pratique de donner à la masse des adhérents de notre mouvement une base aussi vaste de notions théoriques, qui exigerait la formation de véritables instituts de culture, et des moyens financiers disproportionnés par rapport à nos forces ; et, tout en s’engageant à soutenir avec le plus grand enthousiasme l’œuvre que la Direction du parti socialiste entend accomplir dans ce domaine, considère que l’attention des jeunes socialistes doit plutôt être dirigée vers la formation du caractère et du sentiment socialistes ;

«considérant qu’une telle éducation ne peut être dispensée que par le milieu prolétarien, lorsque ce milieu est vivant de la lutte des classes comprise comme préparation aux plus grandes conquêtes du prolétariat, rejetant la définition scolastique de notre mouvement et toute discussion sur sa prétendue fonction technique, il estime que, de même que les jeunes trouveront dans toutes les agitations de classe du prolétariat le meilleur terrain pour le développement de leur conscience révolutionnaire, de même les organisations ouvrières pourront puiser dans la collaboration active de leurs éléments les plus jeunes et les plus ardents cette foi socialiste qui seule peut et doit les sauver de la dégénérescence utilitaire et corporatiste ;

«affirme en conclusion que l’éducation des jeunes se fait plus dans l’action que dans l’étude réglée par des systèmes et des normes quasi bureaucratiques, et exhorte par conséquent tous les adhérents du mouvement de jeunesse socialiste à :
     «a) se réunir beaucoup plus souvent que ne le prescrivent les statuts, afin de discuter entre eux des problèmes de l’action socialiste, en se communiquant les résultats de leurs observations et lectures personnelles et en s’habituant de plus en plus à la solidarité morale du milieu socialiste ;
     «b) prendre une part active à la vie des organisations professionnelles, en faisant la propagande socialiste la plus active parmi les camarades organisés, notamment en propageant la conscience que le Syndicat n’a pas pour seul but les améliorations économiques immédiates, mais qu’il est au contraire un des moyens de l’émancipation complète du prolétariat, à côté des autres organisations révolutionnaires».

Les représentants des deux courants socialistes ont ensuite envoyé une lettre à “L’Unità”, journal appartenant à Gaetano Salvemini, socialiste de droite, qui a publié ces deux motions dans le numéro 46 du 16 octobre. Dans la lettre du représentant du courant de gauche, nous lisons :

«Nous n’avons nullement déclaré la guerre à la culture, nous ne nions pas que le socialisme traverse aujourd’hui une période de crise parmi nous, nous ne nous cachons pas la nécessité d’ en étudier ses causes et de trouver les moyens appropriés pour les éliminer, nous suivons simplement dans tout cela une évaluation différente (...) Nous ne pouvons pas être d’accord avec Tasca et son chroniqueur pour résoudre le vaste problème par la formule simpliste “crise de la culture” (...) Nous voyons la nécessité de donner au mouvement de la jeunesse une direction qui remédie à cette crise de sentiment. Et il s’ensuit que nous devons en faire un mouvement vivement anti‑bourgeois, un vivier d’enthousiasme et de foi, et nous ne voulons pas non plus dissiper des énergies précieuses en tentant de remédier, selon des méthodes scolastiques, à ce qui est l’une des caractéristiques essentielles, indélébiles, du régime du salariat : le faible niveau de la culture ouvrière. Le parti catholique, qui dépense des millions dans ce domaine, n’a pas été capable de former une culture catholique populaire. Nous sommes manifestement en désaccord sur ce point avec la tendance représentée par son journal.

«Nous pensons que la culture ouvrière peut apparaître dans les programmes de la démocratie, mais qu’elle a peu de valeur dans le domaine de l’action subversive du socialisme. Cela ne signifie pas que nous renions la culture socialiste. Au contraire, nous pensons que la seule façon de l’encourager est de la laisser à l’initiative individuelle, sans l’enfermer dans le champ odieux du régime scolastique. Et cette initiative ne peut être suscitée qu’en amenant les jeunes prolétaires dans le feu de la lutte et du contraste social, ce qui développe en eux le désir de se rendre plus aptes au combat.

«Si notre Avanguardia prenait une orientation culturelle, après quatre numéros, les travailleurs ne le liraient plus. Mais nos jeunes camarades la recherchent et l’aiment aujourd’hui, car ils y voient une balise de lutte, et retrouvent dans nos campagnes toute l’âme prolétarienne, avec ses élans et ses révoltes.

«On pourra dire que l’enthousiasme sans la conviction est de courte durée. Et c’est toujours vrai, en dehors du domaine des mouvements de classe. Chez l’ouvrier socialiste, la conviction est l’enfant de l’enthousiasme et du sentiment, et il y a quelque chose qui ne laisse pas ce sentiment s’éteindre : la solidarité instinctive des exploités. Celui qui n’a plus foi en celle‑ci et veut la remplacer par la petite école théorique, l’étude, la conscience des problèmes pratiques, se trouve, à notre avis, malheureusement en dehors du socialisme ».

Dans “L’Avanguardia” n° 283 du 13 avril 1913, nous trouvons un article intitulé “Pour la conception théorique du socialisme”, dont voici un extrait :

« Nous pouvons laisser l’esthétique de la pensée à ceux qui possèdent celle du teint joli et bien nourri, et ignorent les déformations physiologiques auxquelles le surmenage condamne l’humanité qui produit.

«Notre pensée de révolutionnaires est un grand acte de sincérité, contre toute la pensée politique de la bourgeoisie qui est falsification et spéculation. Contre la pensée vendue par le prêtre, qui s’engraisse en disant aux affamés : attendez une autre vie ; contre la pensée vendue par le nationaliste, qui vole les affamés en leur disant : rendons la patrie forte et vous irez mieux ; contre la pensée visqueuse vendue par la démocratie, qui veut “l’élévation des classes pauvres, quand elles seront éduquées et sauvées de l’ignorance”, sachant qu’ainsi elle est reportée sine die ; à ce colossal travail de mensonge, nous opposons le grand levier de la vérité. Nous devons arracher les pansements idéalistes du prolétariat et lui dire non pas “écoute‑nous” mais “regarde autour de toi”. Il regardera et verra sa place dans la lutte des classes ; et sa faim, quand il saura que ni dieu, ni la patrie, ni la bonne volonté sinistre des “démocrates” n’y remédieront jamais, le poussera à chercher et à serrer la main du camarade (...)

«Mais nous ne nous donnerons jamais à nous‑mêmes et au prolétariat la culture des manuels historiques et littéraires rédigés selon le modèle officiel (...) Il faut se débarrasser d’une montagne d’ordures rhétoriques et littéraires qui nous infectent, et qui malheureusement contaminent souvent les discours de nos propagandistes. Il faut se convaincre que toutes ces phrases “très nobles” sont l’étiquette sous laquelle veut passer l’avidité de classe de la bourgeoisie, son “idéal du tant pour cent” (...)

«Nous pensons que la “science” actuelle ne mérite pas plus de foi que celle que nous avons attribuée à la philosophie. Nous croyons que le développement scientifique du socialisme manque de la possibilité d’avoir les éléments scientifiques authentiques, puisque la “science” bourgeoise pense à les falsifier à temps. Nous avons peut‑être outragé une autre divinité, Mme Science ? Nous ne nous en soucions pas. Nous pouvons croire en la vraie science, en tant que somme des portées, des recherches et de l’activité humaine, mais nous ne considérons pas son existence possible dans la société actuelle minée par le principe de la concurrence économique et la chasse au profit individuel.

«Nous frappons ainsi un autre préjugé commun, celui de la supériorité du monde scientifique. On croit aujourd’hui que les décisions des académies sont incontestables, comme au Moyen Âge celles des sacristies. Pourtant, il faudrait un livre et non un article pour dévoiler les coulisses misérables et mercantiles de la science ! Le dilettantisme le plus inconscient, les canailleries les plus audacieuses, les brimades les plus lâches à l’égard des minorités dominantes, trouvent facilement la caution de l’étiquette scientifique (...) La science bourgeoise, comme la philosophie, est aussi une masse de bobards. Le socialisme scientifique ne peut pas respirer cette atmosphère de mensonges.

«Ses déductions peuvent échouer et même succomber aux ragots de la critique, parce qu’elles doivent être tirées des statistiques falsifiées par les États bourgeois, et qu’elles doivent demander à la science officielle tous les faits nécessaires. Mais la conception socialiste, dans ses grandes lignes, ne s’effondre pas pour autant. Les diatribes scolastiques des philosophes ou des scientifiques ne l’ont pas tuée (...)

«Il se peut que le prolétariat n’ait pas toujours le temps de s’échapper du travail qui l’opprime pour démontrer par la plume et la parole la vérité de fer de la pensée socialiste, mais il est en train de voir de façon mémorable comment il peut abandonner ce travail lorsqu’il veut donner la preuve de sa force dans l’action concertée qui le conduira au socialisme.

«Karl Marx l’avait dit : “Les philosophes n’ont fait qu’expliquer le monde, maintenant il faut le changer” ».

Nos paroles sont encore précises et claires, rapportées dans l’article intitulé “Le problème de la culture”, dans “Avanti!” du 5 avril 1913 :

« Personne n’accepterait l’épithète “ennemi de la culture” dans le sens absolu, et personne ne considère l’état d’ignorance du prolétariat comme souhaitable pour l’avenir du socialisme (...) Mais nous exhortons les camarades à ne pas oublier que ce but collectif (que nous pouvons appeler “idéal” si l’on veut employer ce terme) selon la conception marxiste a sa base dans le fait “matériel” du contraste existant entre l’ intérêt de la classe prolétarienne et les formes actuelles de production. Cet idéal est donc ressenti par les ouvriers dans la mesure où ils vivent dans la tension de ce contraste réel et économique. Et dans ce sens, le socialisme veut se préoccuper de l’émancipation intellectuelle de l’ouvrier en même temps que de son émancipation économique, en croyant toujours que la première est une conséquence de la seconde, et que si l’on tient à coeur le progrès et la culture des masses, il ne faut pas mépriser, mais accepter dans sa plus haute valeur, le programme de leur rédemption “matérielle” (...)

«Le Parti socialiste montre au prolétariat dans quelle direction diriger les forces résultant de son besoin économique afin d’atteindre le plus tôt possible le but de classe, c’est-à-dire l’abolition du salariat. Ainsi, le parti peut et doit guider l’éducation et la “culture” ouvrière. Et aucun socialiste révolutionnaire ne peut être contre cette deuxième partie du programme sans tomber en contradiction avec ses conceptions anti‑égoïstes et anti‑réformistes du mouvement ouvrier.

«Mais le “réformisme” et la “démocratie” envisagent le problème de la culture d’un point de vue très différent, voire exactement opposé. Dans la culture ouvrière, ils voient, au lieu d’une conséquence parallèle de l’émancipation économique, le principal moyen et la “condition nécessaire” de cette émancipation. Il n’y a pas besoin de beaucoup de mots pour démontrer à quel point un tel concept est réactionnaire et anti‑marxiste. Si nous croyons que l’idéologie d’une classe est une conséquence de la place qui lui est assignée à une époque donnée de l’histoire par le système de production, nous ne pouvons pas “attendre” que la classe ouvrière soit “éduquée” pour croire que la révolution est possible, car nous admettrions en même temps que la révolution n’aura jamais lieu. Cette prétendue préparation culturelle éducative du prolétariat n’est pas réalisable dans le cadre de la société actuelle. Au contraire, l’action de la classe bourgeoise – y compris la démocratie réformiste - “éduque” les masses dans un sens précisément anti‑révolutionnaire, avec un ensemble de moyens par lequel aucune institution socialiste ne pourra jamais rivaliser de près ou de loin.

«Mais ce n’est pas sur ce point que nous insistons. Qu’il y ait des écoles socialistes, surtout où l’on doit former des propagandistes, peut‑être... parmi la classe intellectuelle, qui est en fait très ignorante du socialisme. Mais ne prenons pas le risque de répandre, peut‑être involontairement, ce critère réformiste de la “nécessité” de la culture. Ce serait un moyen puissant d’endormir les masses, et c’est en fait le moyen par lequel la minorité dominante persuade la classe exploitée de laisser les rênes du pouvoir entre ses mains.

«Nous savons bien que les écoles socialistes sont souvent orientées dans le sens révolutionnaire, et que beaucoup de camarades qui les préconisent n’acceptent pas du tout les critères que nous signalons comme dangereux. Tout cela est très bien. Mais le danger demeure. L’ouvrier est logiquement peu enclin à fréquenter assidûment ces écoles qui lui imposent un effort intellectuel très sérieux, compte tenu de ses conditions de travail excessif et de maigre alimentation. Il faut donc une incitation vive pour le décider à un tel sacrifice, et le moyen par lequel cette incitation est faite finit par être équivoque. On dit aux prolétaires qu’ils n’ont presque aucun “droit” à être des militants dans le domaine syndical et surtout dans le domaine politique à cause de leur manque d’instruction ; on leur dit de rougir de leur propre ignorance, alors qu’ on devrait les convaincre qu’elle est une des nombreuses conséquences infâmes de l’exploitation bourgeoise, et l’infériorité intellectuelle de l’ouvrier, qui devrait être un tremplin pour le faire se lever, comme son infériorité économique, devient une cause d’hésitation et de lâcheté (...)

«Grâce à cet aspect ramollissant de notre propagande, Giolitti a pu féliciter nos représentants au Parlement pour le travail d’ “éducation” pacifiste effectué dans les masses. Le socialisme, au lieu de faire des prolétaires des rebelles indomptables à la condition actuelle, finit par en faire des moutons dociles, domestiqués, “cultivés” et ... prêts pour la tonte.

«Mais le réformisme va plus loin et va jusqu’à exiger du prolétariat la “préparation technique” et la “culture des problèmes concrets”. Il est remarquable que le réformisme tout positif, tout “économiste”, tout mécanique, arrive à ces desiderata beaucoup plus irréalisables que ceux dont on nous accuse. C’est l’utopisme de la pratique, de la technique, catalogué dans les programmes minimaux, gonflé de réclame électorale, qui demanderait pour être réalisé beaucoup plus de siècles que ceux que ses défenseurs – des gens pratiques, et qui ne pensent pas à leurs petits-enfants ! – assignent de leurs chaires à l’avènement de la révolution sociale (...)

«La mission du Parti Socialiste est de subvertir, de soulever les masses, en agitant une “idée”, certes ; mais une idée perchée, profondément ancrée dans la réalité. L’intransigeance du parti doit devenir une différenciation profonde de la méthodologie démocratique. Pour la démocratie, le problème économique est le sous sol qu’il faut explorer à la lumière de la “culture” qui descend de l’empyrée des philosophes, des maîtres, des penseurs. Mais le socialisme marxiste renverse l’équivoque démocratique en théorie et en politique. Il montre que le sous‑sol social est en effervescence et qu’il trouvera en lui‑même le moyen de libérer les forces latentes qui l’agitent. La pensée, l’idéologie ouvrière se déterminent en dehors de la philosophie dirigée par la classe qui a le monopole des moyens de production, et le monopole de la “culture”. L’action du Parti Socialiste réussit à accomplir un travail de synthèse de ces forces latentes, à donner au prolétariat la conscience de son “tout”, et le courage de ne pas chercher hors de lui‑même les moyens de son ascension.

«Toute notre propagande et notre agitation se heurtent quotidiennement à la méfiance que les travailleurs ont dans leurs propres forces et au préjugé de leur infériorité et de leur incapacité à conquérir le pouvoir ; erreurs réchauffées par la démocratie bourgeoise qui voudrait l’abdication politique de la masse entre les mains de quelques démagogues. Et c’est précisément le danger de favoriser ce jeu – tenté dans l’intérêt conservateur des institutions actuelles – qui nous pousse à nous méfier des exagérations du travail de la culture ».

Dans la même veine, on trouve le discours de Lénine prononcé au premier congrès de Russie sur l’instruction publique, le 28 août 1918, traitant de la fonction de l’éducation sous la dictature du prolétariat :

« L’instruction publique fait partie intégrante de la lutte que nous menons aujourd’hui. A l’hypocrisie et au mensonge, nous pouvons opposer la vérité pleine et entière. La guerre a montré concrètement à tous ce qu’est la « volonté de la majorité », dont la bourgeoisie se couvrait (...) La conviction que la démocratie bourgeoise sert la majorité est désormais définitivement minée. Notre constitution, nos Soviets, où l’ Europe a vu une nouveauté, mais que nous connaissons depuis l’expérience de la Révolution de 1905, sont le meilleur exemple pour l’agitation et la propagande, et démasquent toute la fausseté et toute l’hpocrisie de leur démocratie. Nous avons proclamé au grand jour la domination des travailleurs et des exploités : c’est ce qui constitue notre force et la source de notre invincibilité.

«Dans le domaine de l’instruction publique, il en va de même : plus l’ État bourgeois était évolué, plus il mentait subtilement, en affirmant que l’école pouvait demeurer en dehors de la politique et servir la société dans son ensemble.

«En fait, l’école tout entière était transformée en instrument de la domination de classe de la bourgeoisie, elle était toute pénétrée de l’esprit de caste bourgeois, elle avait pour but de fournir aux capitalistes des valets dociles et des ouvriers habiles. La guerre a montré que les merveilles de la technique contemporaine sont un moyen d’exterminer des millions d’ouvriers et d’enrichir fabuleusement les capitalistes qui s’engraissent dans la boucherie (...) Nous disons : en matière scolaire, notre tâche est la même lutte pour le renversement de la bourgeoisie ; nous déclarons au grand jour que l’école en dehors de la vie, de la politique, est un mensonge et une hypocrisie. Qu’était le sabotage pratiqué par les représentants les plus instruits de l’ancienne culture bourgeoise ? Ce sabotage prouve plus concrétement que n’importe quel propagandiste, mieux que tous nos discours et des milliers de brochures, que ces hommes considèrent le savoir comme leur monopole et qu’ils en font un instrument de domination sur les prétendues « couches inférieures ». Ils se sont servis de leur instruction pour saper l’édification socialiste, ils ont agi ouvertement contre les masses laborieuses.

«Dans la lutte révolutionnaire, les ouvriers et les paysans russes ont parachevé leur éducation. Ils ont vu que notre régime est le seul à leur donner réellement le pouvoir et ils se sont convaincus que le pouvoir d’ État tout entier, sans réserve, vient en aide aux ouvriers et aux paysans pauvres pour qu’ils puissent briser définitivement la résistance des koulaks, des propriétaires fonciers et des capitalistes.

«Les travailleurs aspirent à la connaissance parce qu’elle leur est indispensable pour vaincre. Les neuf dixièmes des masses laborieuses ont compris que le savoir est une arme dans leur lutte pour la libération, que leurs échecs s’expliquent par le manque d’instruction, et que c’est d’eux aujourd’hui qu’il dépend de rendre l’éducation effectivement accessible à tous. Notre cause triomphera parce que les masses elles-mêmes se sont mises à bâtir une nouvelle Russie, une Russie socialiste. Elles s’instruisent par leur propre expérience, par leurs revers et leurs erreurs, elles voient à quel point l’instruction est nécessaire pour terminer victorieusement la lutte qu’elles mènent. Malgré la désagrégation apparente de nombreux établissements et la jubilation des saboteurs intellectuels, nous voyons que l’expérience de la lutte a appris aux masses à prendre elles-mêmes leur propre destin en mains.Tous ceux dont la sympathie envers le peuple s’exprime non en paroles mais en actes, les meilleurs membres du corps enseignant, viendront à notre aide, et c’est là que nous voyons le gage certain que la cause du socialisme triomphera ».

Lénine, l’instruction publique et la révolution culturelle parmi la paysannerie

Le 8 octobre 1920, Lénine rédige un Projet de résolution pour le congrès du Proletkult, une organisation pour la culture ouvrière fondée par Bogdanov quelques jours avant l’Octobre, inévitablement imprégnée d’idéalisme. Les intellectuels russes qui avaient embrassé la révolution, même ceux qui se trouvaient à la “gauche” du Proletkult, même les meilleurs et d’une foi communiste incontestable, comme Majakovsky, étaient néanmoins pour la plupart des expressions de la petite bourgeoisie. Cette demi‑classe n’a aucune autonomie et est destinée à aller à la remorque de la classe victorieuse. Ce n’est pas une coïncidence si les futuristes italiens sont passés en masse au fascisme, tandis que les futuristes russes se sont pour la plupart rangés du côté de la révolution. Les meilleurs intellectuels russes, même s’ils étaient sincèrement communistes et révolutionnaires, portaient donc en eux nombre de préjugés caractéristiques de la classe sociale dont ils étaient issus. Tant au Proletkult que dans d’autres organisations plus ou moins similaires, il y avait souvent une vague idée de l’autonomie de l’organisation par rapport au parti, et aussi l’idée tout aussi vague que la vieille culture bourgeoise devait simplement être jetée à la poubelle.

Voici Lénine :

«1. Dans la République soviétique des ouvriers et des paysans, tout l’enseignement, tant dans le domaine de l’éducation politique en général que, plus spécialement, dans celui de l’art, doit être pénétré de l’esprit de la lutte de classe du prolétariat pour la réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, c’est-à-dire pour le renversement de la bourgeoisie, pour l’abolition des classes, pour la suppression de toute exploitation de l’homme par l’homme.

«2. C’est pourquoi le prolétariat, représenté tant par son avant-garde, le Parti communiste, que par l’ensemble des diverses organisations prolétariennes en général, doit prendre la part la plus active et la plus importante dans tout le domaine de l’instruction publique.

«3. L’expérience de l’histoire moderne et, en particulier celle de plus d’un demi siècle de lutte révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays du monde, depuis la parution du Manifeste Communiste, prouve indiscutablement que la conception marxiste du monde est la seule expression juste des intérêts, des vues et de la culture du prolétariat révolutionnaire.

«4. Le marxisme a acquis une importance historique en tant qu’idéologie du prolétariat révolutionnaire du fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l’époque bourgeoise, il a – bien au contraire – assimilé et repensé tout ce qu’il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaine plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l’expérience de la dictature du prolétariat, qui est l’étape ultime de sa lutte contre toute exploitation, peut être considéré comme le développement d’une culture vraiment prolétarienne.

«5. S’en tenant rigoureusement à cette position de principe, le congrès du Proletkult de Russie rejette résolument, comme fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d’inventer une culture particulière, de s’enfermer dans ses organisations spécialisées, de délimiter les champs d’action du Commissariat du peuple à l’Instruction publique et du Proletkult, ou d’établir l’ “autonomie” du Proletkult au sein des institutions du Commissariat du peuple à l’Instruction publique, etc. Bien au contraire, le Congrès fait un devoir absolu à toutes les organisations du Proletkult de se considérer entièrement comme des organismes auxiliaires du réseau d’institutions du Commissariat du peuple à l’Instruction publique et d’accomplir, sous la direction générale du pouvoir des Soviets (et plus spécialement du Commissariat du peuple à l’Instruction publique) et du Parti communiste de Russie, leurs tâches comme faisant partie des tâches inhérentes à la dictature du prolétariat ».

Après Octobre, les bolcheviks entreprirent un travail d’agitation, de propagande et d’éducation politique. La Direction générale de l’Éducation politique, le Glavpolitprosvet, était un organe spécial du Commissariat du Peuple à l’Éducation, le Narkompros, et fut fondé et dirigé en novembre 1920 par N.K.Kroupskaïa avec un réseau qui couvrait tout le territoire et employait des salariés pour les bibliothèques, des instituteurs, des responsables locaux pour lutter contre l’analphabétisme dans les villes et les campagnes. Et dès 1923 furent organisés des “cours spécifiques” pour ces “éducateurs” politiques.

Le 17 octobre 1921, lors du deuxième congrès des services d’éducation politique de toute la Russie, Lénine présentait un rapport intitulé La nouvelle politique économique et les tâches des services d’éducation politique” avec une dernière partie présentant les trois principaux ennemis :

« À mon avis, trois ennemis principaux se dressent actuellement devant tout homme, indépendamment de son poste administratif, et déterminent les tâches qui incombent à l’instructeur politique, si cet homme est communiste, et la majorité l’est. Les trois principaux ennemis qui se dressent devant lui sont les suivants : premier ennemi, la suffisance communiste ; deuxième ennemi, l’analphabétisme ; troisième ennemi, le pot-de-vin»

Plus loin, Lénine termine en insistant sur la longue durée que demande les tâches culturelles par rapport aux tâches politiques et militaires.

« Une œuvre culturelle ne peut pas être menée à bien aussi rapidement que les tâches politiques et militaires. Il faut comprendre que les conditions du mouvement en avant ne sont plus les mêmes.Vaincre politiquement en quelques semaines est possible, à une époque d’accentuation de la crise.Vaincre dans une guerre est possible en quelques mois, mais vaincre sur le terrain culturel est impossible dans ce délai ; étant donné la nature même de la chose, il faut un délai plus long, et on doit s’adapter à ce délai plus long, en mesurant ses forces, en faisant preuve du maximum d’opiniâtreté, de persévérance et de méthode. Sans ces qualités, il n’est même pas possible d’ aborder l’éducation politique. Et les résultats de l’éducation politique ne peuvent se mesurer que par l’amélioration de l’économie.

«Non seulement il faut que nous supprimions l’analphabétisme, que nous supprimions les pots-de-vin qui persistent à la faveur de l’analphabétisme, mais encore il faut que notre propagande, nos manuels et nos brochures soient pratiquement assimilés par le peuple et que le résultat en soit l’amélioration de l’économie nationale.

«Telle sont les objectifs des services d’éducation politique en fonction de notre nouvelle politique économique, et je voudrais espérer que, grâce à notre congrès, nous remporterons sur ce point un grand succès ».

En 1923, Lénine évoquera la tâche d’instruction que les Bolchéviks doivent assumer dans une série d’articles.

Dans un article très important, paru dans la Pravda le 4 janvier 1923, intitulé “Feuillets de Bloc‑Notes”, Lénine déclare :

«L’ouvrage paru ces jours‑ci sur l’instruction en Russie d’après les données du recensement de 1920 (L’instruction en Russie, Moscou, 1922, Office Central de la statistique, section de l’ Instruction publique) constitue un évènement d’importance.

«Nous reproduisons ci‑dessous un tableau emprunté à cet ouvrage et qui montre l’état de l’instruction en Russie pour les années 1897 et 1920 (...)

«Pendant que nous dissertions sur la culture prolétarienne et sur son rapport avec la culture bourgeoise, les faits nous fournissaient des chiffres témoignant que même en ce qui concerne la culture bourgeoise les choses vont très mal chez nous. La vérité, comme il fallait s’y attendre, c’est que nous sommes très loin de l’instruction primaire générale, et que même notre progression par rapport à l’époque tsariste (1897) est trop lente. C’est là un sévère avertissement et un reproche à l’adresse de ceux qui planaient et continuent de planer dans l’empyrée de la « culture prolétarienne ». Ces chiffres montrent combien il nous reste de gros ouvrages pressants à faire pour atteindre le niveau d’un pays civilisé quelconque de l’ Europe occidentale. Ils montrent ensuite quelle besogne énorme nous aurons à accomplir pour pouvoir, à la faveur de nos conquêtes prolétariennes, atteindre effectivement un niveau de culture tant soit peu élevé (...)

«Mais nous négligeons l’essentiel. Nous ne nous préoccupons pas, ou très insuffisamment, d’élever l’instituteur à la hauteur nécessaire, sans laquelle il ne saurait être question d’aucune culture : ni prolétarienne, ni même bourgeoise. Il s’agit de cette inculture semi‑asiatique dont nous ne sommes pas sortis jusqu’à ce jour, et dont nous ne pouvons sortir sans efforts sérieux ; encore que nous ayons la possibilité de nous tirer de là, puisque nulle part au monde les masses populaires ne sont aussi intéressées que chez nous à la culture véritable, nulle part ailleurs ces problèmes ne se posent d’une manière aussi profonde et méthodique que chez nous ; dans aucun pays du monde, le pouvoir n’est détenu par la classe ouvrière qui, dans sa masse, se rend parfaitement compte des insuffisances, je ne dirai pas de sa culture, mais de son instruction élémentaire ; nulle part ailleurs la classe ouvrière n’est prête à consentir et ne consent des sacrifices aussi grands pour améliorer sa situation dans ce domaine ».

Sur les problèmes qui se posent après la prise du pouvoir, voici un article de Lénine intitulé : De la coopération, du 4 et 6 janvier 1923. Après avoir rappelé dans une première partie l’importance des coopératives, et le principe de la coopération qui correspond aux moyens de production appartenant à l’État, et qui est la voie transitoire pour passer au socialisme la plus simple et la plus accessible au paysan, dans une deuxième partie, il aborde le travail « pacifique », l’action éducative.

« Deux tâches essentielles s’offrent à nous, qui font époque. C’est d’abord de refondre notre appareil administratif qui ne vaut absolument rien et que nous avons hérité entièrement du passé : en cinq années de lutte, nous n’avons pas eu le temps de le modifier sérieusement, et nous ne pouvions le faire. Notre seconde tâche est d’engager une action culturelle pour la paysannerie. Or ce travail parmi les paysans a pour objectif économique la coopération. Si nous pouvions les grouper tous dans des coopératives, nous nous tiendrions des deux pieds sur le terrain socialiste. Mais cette condition implique un tel degré de culture de la paysannerie ( je dis bien de la paysannerie, puisqu’elle forme une masse immense), que cette organisation généralisée dans les coopératives est impossible sans une véritable révolution culturelle.

«Nos adversaires nous ont dit maintes fois que nous entreprenions une œuvre insensée, en voulant implanter le socialisme dans un pays insuffisamment cultivé. Mais ils se sont trompés : nous n’avons pas commencé par où il aurait fallu le faire selon la théorie (des pédants de toute sorte) ; la révolution politique et sociale chez nous a précédé la révolution culturelle qui maintenant s’impose à nous.

«Aujourd’hui, il suffit que nous accomplissions cette révolution culturelle pour devenir un pays pleinement socialiste. Mais elle présente pour nous des difficultés incroyables, d’ordre purement culturel (nous sommes illettrés), aussi bien que d’ordre matériel (car pour pouvoir devenir des hommes cultivés, il faut que les moyens matériels de la production aient acquis un certain développement, il faut posséder une certaine base matérielle) ».


Marxisme et science

Marx évoque les dissensions au sein de la Ligue avec la minorité “social-démocrate” sur la question de la position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution et la « formation » des ouvriers après la prise du pouvoir, dans une déclaration lors de la réunion du Comité central de la Ligue des communistes, le 15 septembre 1850 (1) :

« Au lieu de la vision matérialiste du Manifeste, c’est la vision idéaliste qui a été mise en avant.

«A la conception matérialiste, ils ont substitué une conception idéaliste. Au lieu de la situation réelle, la volonté a été mise en avant comme étant l’élément essentiel dans la révolution. Alors que nous disons aux travailleurs : vous avez quinze, vingt, cinquante ans de guerre civile à traverser pour modifier la situation et vous former à l’exercice du pouvoir, on a dit à la place : nous devons arriver immédiatement à la domination, ou nous pouvons aller nous coucher. Comme le mot “peuple” a été utilisé par les démocrates, c’est maintenant le mot “prolétariat” qui est utilisé comme une simple expression. Pour cette expression, on doit déclarer tous les petits bourgeois comme des prolétaires, et donc de facto représenter les petits bourgeois et non les prolétaires ».

Pour nous, la culture, la science, la philosophie et la conscience se résolvent dans la connaissance (qui a toujours une base matérielle, est toujours la connaissance de), comme des formes abstraites qui reflètent la division capitaliste du travail, reflètent la séparation de l’homme de ses instruments de production, du produit de ces instruments, de lui‑même et des autres, comme conséquence de son aliénation au capitaliste.

Si la science n’est pas le sujet principal de cet écrit, nous ne pouvons nous passer de quelques mentions. Dans “Il Programma comunista” n° 2 de janvier 1970, nous trouvons un article intitulé “Science bourgeoise, dopage idéologique” :

« Pour les marxistes, il est évident non seulement que les applications de la science, et en général les sciences dites sociales, historiques (“humaines”), sont de simples instruments de domination débile utiles au capitalisme, mais aussi que les sciences pures elles-mêmes, dans la mesure où elles y sont obligées, pour ne pas être réduites à des résultats expérimentaux insignifiants, de se donner un cadre théorique, ne peuvent que puiser dans le bagage capitaliste. D’où les phénomènes merveilleusement analysés par Engels et Lénine (Antidühring, Dialectique de la nature, Matérialisme et empiriocriticisme, Cahiers philosophiques), qui indiquent comment la science pure ou appliquée ne peut manquer de donner lieu, dans l’ordre social actuel, à une forme de mystification idéologique, qui n’a rien à envier au vieux mysticisme et qui, en effet, en tire souvent des motifs, réhabilitant le fidéisme que les prétendues lumières de la révolution bourgeoise ont proclamé vaincu pour toujours ».

Dans “Il Programma comunista” n° 22 de décembre 1968 (2), p.4, nous trouvons un article intitulé “Marxisme et science bourgeoise” dont voici un passage (chapitre : L’obscurantisme scientiste) :

« En se posant comme Science en soi, en prétendant qu’une science abstraite au‑dessus des classes doit régler les questions sociales, la science lutte directement contre la prise de conscience révolutionnaire du prolétariat. C’est pourquoi – pour ne pas satisfaire des vanités mesquines – la bourgeoisie élève si haut la science et les scientifiques : tant que le prolétariat, maintenu par la division du travail dans l’ignorance et l’abrutissement, admire la science et les scientifiques et attend d’eux le salut, la bourgeoisie peut dormir sur ses deux oreilles.

«Nous dirons alors que le prolétariat ne doit rien à la science bourgeoise ? Ce serait absurde. Le prolétariat doit à la bourgeoisie la destruction des formes sclérosées de production, la réalisation – sur son dos – de ce développement impétueux des forces productives qui le met objectivement en face de la nécessité de sa révolution, qui rend le communisme possible et nécessaire. Cet aspect historiquement révolutionnaire du capitalisme se retrouve, bien sûr, au niveau théorique : la science bourgeoise a également eu sa phase révolutionnaire, consistant à démolir le schéma d’un univers figé dans des catégories immuables, et à démontrer l’historicité de la nature.

«Cette phase est marquée par deux grandes étapes : Galilée et Kant : de la négation du mouvement “absolu” et du cosmos géocentrique à l’affirmation de l’historicité du système solaire ; Lamarck et Darwin : démonstration de l’évolution des espèces vivantes et approche des lois qui la régissent ; origine de l’espèce humaine. Ce sont les grandes réalisations de la science bourgeoise.

«Arrivée devant l’homme, elle vire au large : la troisième étape, la démonstration par Morgan de l’historicité des formes socio-familiales et des lois qui régissent leur évolution, sort déjà du cadre de la science bourgeoise (...) De fait, la science bourgeoise n’a jamais accepté le travail de Morgan ; aujourd’hui, on ne se contente pas de l’ignorer, tout le travail de l’ethnologie tend à cacher le grand tronc historique mis en évidence par Morgan, sous les petits rameaux divergents ; l’approfondissement des détails ne vise qu’à briser ou escamoter l’unité de la voie maîtresse du développement historique et ses lois. Si elle peut accepter l’historicité et le déterminisme dans la nature, la bourgeoisie ne peut les accepter dans la société humaine : pour elle, l’histoire est un lent chemin des ténèbres vers cet Idéal de la Raison qu’est la société bourgeoise. Et plus cet “idéal” révèle sa véritable essence, plus la bourgeoisie rejette avec horreur le déterminisme qui annonce sa mort, et se réfugie dans la superstition (...)

«Au fur et à mesure que la phase révolutionnaire de la bourgeoisie s’achevait et que le capitalisme victorieux entrait dans sa phase d’expansion, puis commençait à se putréfier, la science bourgeoise devait suivre une évolution parallèle : elle ne pouvait se développer que selon les besoins du capital en reculant au niveau des principes, elle ne pouvait placer sa rationalité au‑dessus des classes et prétendre être dépositaire du salut de l’humanité.

«Cette science abstraite n’est plus aujourd’hui que l’opium du prolétariat, et il n’est pas étonnant qu’elle coexiste en si bonne intelligence avec son ennemi d’hier, la religion. La bourgeoisie ne cherche plus la cohérence : dans sa terreur du prolétariat, elle utilise pêle‑mêle Dieu et la Raison, le Pape et la Démocratie».

Et dans le dernier chapitre : La science du prolétariat

« Les problèmes auxquels l’humanité est actuellement confrontée ne sont pas dus à une maîtrise insuffisante des forces naturelles par l’humanité, mais au fait que l’humanité ne maîtrise pas ses propres forces. Sa domination sur la nature, sa science et ses forces productives ont échappé à son contrôle, sont devenues “autonomes” sous la forme du capital, la dominent et se multiplient à ses dépens selon les lois du capital (...)

«Le problème n’est donc pas d’augmenter quantitativement les forces productives (...) il s’agit de révolutionner qualitativement les forces productives, par le renversement dictatorial des rapports sociaux de production.

«C’est pourquoi, le prolétariat, classe objectivement appelée à réaliser cette révolution, renverse l’ordre “logique” de la science, qui voudrait construire d’abord une physique “achevée”, puis une biologie “achevée”, pour aboutir enfin à une science sociale. Le prolétariat, lui, commence par la science de la société humaine et lui subordonne toutes les autres. Seule la connaissance des lois du développement social lui permet de mener à bien cette révolution imposée par l’histoire ; ce n’est qu’après avoir liquidé les contradictions sociales que les hommes, devenus maîtres de leurs forces, pourront reprendre efficacement l’étude de la nature. Libérée des contradictions du mode de production capitaliste, la science intégrée à l’ensemble des activités sociales progressera alors à pas de géant (...)

«La science d’aujourd’hui est la marche en avant de la révolution ; elle est la science de classe du prolétariat, la théorie et l’organisation du prolétariat en classe révolutionnaire ; en un mot, la science humaine d’aujourd’hui est le Parti. Seul le Parti de classe du prolétariat représente, défend et met en action la seule science qui compte, et qui englobe toutes les autres ».

Toujours dans “Il Programma comunista” n° 12 de 1953, nous trouvons dans l’article “Danse des fantoches : de la conscience à la culture” (3), après une citation de Engels, le passage suivant :

«Le moment qu’Engels dépeint dans ce vigoureux passage viendra après la prise de possession sociale des moyens de production et la fin de la concurrence économique et du mercantilisme : c’est à dire il viendra longtemps après la conquête du pouvoir politique. Alors, pour la première fois, il y aura une activité consciente des hommes, de la collectivité humaine. Alors seulement, parce qu’il n’y aura plus de classes.

«Pour les marxistes, donc, non seulement la conscience n’est pas une condition (et encore moins une condition “essentielle”) de toute activité de classe, mais elle en est absente, puisqu’elle apparaîtra pour la première fois non pas comme conscience d’une classe, mais comme conscience de la société humaine, contrôlant finalement son propre processus de développement, qui, tant qu’existaient des classes opprimées, avait été déterminé de l’extérieur.

«La révolution est la tâche historique de la classe prolétarienne appelée à l’action par des forces dont elle n’a tout d’abord pas conscience. La conscience du but ne se trouve pas dans les masses mais seulement dans l’organe spécifique qui est le détenteur de la doctrine de classe : le parti. La révolution, la dictature, le parti sont des processus inséparables, et celui qui cherche la voie en les opposant l’un à l’autre, n’est qu’un défaitiste ».


La “culture prolétarienne” ?

Le même article donne ensuite deux citations de Trotski dans le chapitre Aujourd’hui, Mademoiselle la Culture :

« Il [Trotski] s’était permis de dire que ‘Le prolétariat tout au plus peut absorber la culture bourgeoise’ et que tant que le prolétariat reste prolétariat, il ne peut assimiler aucune autre culture que la culture bourgeoise, et quand une nouvelle culture pourra être créée, ce ne sera pas la culture prolétaire, parce que le prolétariat en tant que classe aura cessé d’exister ».

Trotski était ici totalement en accord avec Lénine sur une approche pleinement matérialiste, contre les élucubrations sur la “culture prolétarienne”, qui impliquaient souvent de jeter tout le passé (les “vieux”) par‑dessus bord, en accord avec le futurisme et d’autres, mais certainement pas avec le matérialisme.

Trotski l’a bien dit. Mais il savait tout aussi bien que la “nouvelle culture” dont il parle ne naît pas soudainement et que, dans la mesure où elle coïncide avec la doctrine du parti, elle ne peut pas être faite immédiatement par le prolétariat, puisque dans le capitalisme l’idéologie bourgeoise sera toujours dominante dans le prolétariat, sauf pour la partie de celui‑ci influencée par le parti.

Ainsi, même après la prise du pouvoir, l’idéologie bourgeoise ne disparaît pas immédiatement : il en restera des résidus, peut‑être même dans le parti, et certainement dans la classe.

Le développement d’une authentique “culture prolétarienne”, dont parle Lénine, inspirée par l’expérience pratique de la dictature prolétarienne, est un processus qui a déjà commencé avec la naissance même de notre parti, qui s’est poursuivi avec la dictature prolétarienne de 1917‑24 (une date évidemment approximative), et qui se poursuivra avec les formes futures de dictature prolétarienne.

Ce que Lénine appelle la “culture prolétarienne authentique” représente une culture entièrement nouvelle et non plus bourgeoise, tout comme l’État du prolétariat représente le Communisme. Le développement dont parle Lénine ne trouve sa réalisation que dans le communisme intégral, lorsque, avec l’État, même les restes inévitables de l’idéologie bourgeoise disparaîtront progressivement.

Dans Il Programma Comunista” n° 22 de 1958, nous avons un article intitulé “La théorie de la fonction première du parti politique, seule garde et salut de l’énergie historique du prolétariat” :

« Depuis leur création, les partis de la bourgeoisie ont exprimé et défendu des intérêts de classe et non des cristallisations d’opinions professées : les nombreux partis moyen-bourgeois et petit-bourgeois ont constitué des mécanismes de transformation des exigences du grand capital en superstitions politiques des classes moyennes et de la stupide petite-bourgeoisie. Ceux d’entre eux qui recrutaient majoritairement leurs adhérents dans les couches “intellectuelles” étaient les moins lucides sur l’histoire et la société, et fournissaient des héros naïfs aux exploits et conquêtes du capitalisme européen en se laissant inculquer ses louches appétits comme des idéaux : tout au long du Risorgimento italien, nous ne trouvons qu’une seule exception majeure à cette rationalité corrompue et à ce “culturalisme” de la lutte politique, dans le marxiste qui n’a pas eu le temps de lire Marx, Carlo Pisacane, qui a néanmoins donné sa vie à la cause nationale, tué, avant de l’être par la flicaille, par la paysannerie analphabète et aclassiste.

«On a dit contre la gauche marxiste, négatrice du parti monstrueux et de l’adulation des masses, que nous représentions la théorie des élites intellectuelles. Mais nous sommes tout autant contre la démocratie dans la société, dans la classe et dans le parti, pour lequel nous invoquons une centralité organique, que contre la fonction des élites dirigeantes, mauvais substitut du chef‑personne, marionnette collégiale mise à la place de celle isolée, ce qui, à des moments donnés, est un pas en arrière. La différence substantielle réside dans le fait que notre doctrine ne considère pas une constellation de partis, mais la fonction d’un seul, dont le dialogue avec tous les autres n’est ni intellectuel ni culturel, et jamais électoral ou parlementaire, mais est confié à la violence de classe, à la force matérielle qui a pour but la soumission et la destruction de tous les autres ».


Carlo Pisacane, déjà avant Marx

Nous avons dit que nous faisons remonter les origines de notre concept de culture avant Marx, chez Babeuf et Blanqui, mais aussi chez Carlo Pisacane (4), que nous avons appelé “un marxiste qui n’a pas eu le temps de lire Marx”. Le fond de ses positions, socialistes, classistes et matérialistes, est certainement valable, et il serait insensé de lui imputer les lacunes et les imprécisions que l’histoire, et sa fin tragique, ne lui ont pas permis de surmonter. Lisons quelques extraits de son “Essais historico-politico-militaires” publié à titre posthume en 1858‑60, vol. III :

« Tous les philosophes du monde, de Platon à Hegel, s’accordent à reconnaître l’existence d’une loi, qu’ils appellent idée, substance, logique, etc..., régissant les conditions et les relations des hommes. Ayant établi un tel principe, ils développent leurs raisonnements ; mais les conséquences ne sont pas en accord avec le principe dont ils partent, car ce premier concept, tout abstrait, est créé par la pensée indépendamment des faits. Mais une telle abstraction ne dure qu’un instant, et la réalité reprend le dessus (...) Depuis le commencement du monde, la pensée humaine n’a jamais pu procéder dans ses recherches indépendamment de la réalité ; dès qu’elle descend à l’application des idées, elles s’adaptent aux faits, et jamais les faits ne procèdent d’elles. Cela suffit à montrer à l’évidence combien est absurde le concept que les révolutions, les changements d’ordre social, se font d’abord dans la pensée et ensuite dans la réalité (...) Je me considère comme faisant partie de l’univers ; je pense, mais je pense ce qui est réel ; rien n’est produit dans mon imagination qui n’existe pas ou ne résulte pas de ce qui existe. J’ai une idée claire et distincte, sans en connaître l’essence, de la matière, du mouvement, de ses propriétés ; l’esprit est une négation, ce qui n’est pas la matière, une incompréhensibilité ; une chose qui, ne pouvant être perçue par les sens, ne peut être ni même imaginée ; l’esprit est un mot qui n’a pas de signification (...)

«Il est indéniable que la société actuelle peut être considérée comme divisée en deux classes : d’une part les capitalistes et les propriétaires fonciers, d’autre part les ouvriers et les métayers. Ces deux classes sont en opposition évidente et continue : l’une prospère tandis que l’autre dépérit (...)

«Passons au suffrage universel, une moquerie amère pour les petites gens. L’ouvrier, le paysan qui ne vote pas pour le capitaliste, pour le propriétaire, sont menacés de famine par ceux là. Les capitalistes monopolisent le vote comme s’il s’agissait d’une denrée ; le pauvre, dans le gouvernement représentatif, est laissé complètement à la merci du riche, et ses maux atteignent leur paroxysme. Le capital règne de façon despotique : d’où la lâcheté politique, l’orgueil avec les faibles et l’humilité avec les forts ; le mépris pour l’avenir. “Profits rapides et gros” est la maxime des hommes d’État d’aujourd’hui ; entre leurs mains, le télégraphe électrique et la vapeur, grandes inventions du génie humain, sont destinés à perpétuer l’usurpation et la misère (...)

«Ce n’est pas tout : les richesses de quelques‑uns et la misère croissante du plus grand nombre produisent l’ignorance et permettent aux usurpateurs de salarier une partie du peuple pour opprimer le reste. D’où les nombreuses soldatesques et le despotisme militaire.

«La question politique n’est rien face à l’importance de la question économique. Tant qu’il y aura des hommes qui se vendront par misère, le gouvernement sera à la merci de ceux qui possèdent le plus ; la liberté est un vain mot. Les inventions, les découvertes, les ordres nouveaux, les régiments libres, ne font que pousser la société dans cet abîme vers lequel les lois économiques l’entraînent inexorablement (...) L’humanité éperdue sera-t-elle un jour gouvernée par une petite oligarchie de banquiers ? (...)

«L’idée, le concept dominent, il est vrai, la destinée des peuples : mais ils sont la conséquence des faits, et ne se traduisent dans les faits que par des révolutions accomplies par la force des armes ; et le peuple ne se tourne jamais vers la violence parce qu’il est animé par un concept, mais parce qu’il est stimulé par la douleur. Que sont les idées sans les révolutions, sans la guerre pour les faire triompher ? Rien : ce sont les diverses formes que prennent les vapeurs dans l’air, et qu’un zéphir disperse (...)

«“Quand le peuple n’aura plus rien à manger, il mangera le riche”. En ces termes, avec ces mots, Rousseau a prévu et défini la révolution, et c’est ainsi qu’elle se produira (...) Alors, répondront stupéfaits les économistes : la révolution prévue, désirée, c’est le massacre, la spoliation ? Oui, tel sera le cas ; mais ses victimes seront beaucoup moins nombreuses que celles que vous éteindrez avec les longs tourments de la misère. Et si c’était plus, nous répéterions vos phrases : on ne peut rien casser sans pertes ; nous ne pouvons pas tenir compte de ceux que le char du progrès écrase sur son passage. Concluons : la révolution est inévitable, elle s’approche avec des caractères clairs et distincts, et elle procède indépendamment des discussions des doctes (...)

«Qui est aujourd’hui assez simple pour supposer qu’un peuple courra aux armes afin de substituer quelque roublard à un roi, d’arborer un chiffon peint d’une manière plutôt que d’une autre, d’obtenir pour les mêmes misères un nom pompeux ? Qui niera que le peuple prend les armes parce qu’il espère dans son cœur, sans dire comment, améliorer ses conditions matérielles ? Qui niera que la liberté, la patrie, les droits, sont de vains mots, d’amères dérisions pour ceux qui sont condamnés à perpétuité, par les lois sociales, à la misère et à l’ignorance inhérentes au droit de propriété comme l’ombre aux corps ? Pourquoi aimera-t-il la liberté de la personne, de la pensée, de la presse, celui qui n’a aucun moyen d’exister, qui par ignorance ne pense pas et ne lit pas ? (...)

«Les dieux antiques étaient des héros, parce que le peuple qui les adorait était héroïque ; les dieux des chrétiens étaient des martyrs, parce que les adorateurs étaient des esclaves et des opprimés (...) et c’est ainsi qu’au maître qu’ils ont créé dans le ciel, ils ont donné les mêmes attributs que leurs maîtres avaient sur la terre (...) Dans toutes les religions qui ont existé jusqu’à présent, la foi a cru à la certitude et à la vérité objective de la partie surhumaine. La raison n’avait fait que détruire un symbole et le remplacer par un autre accepté comme vrai. Mais aujourd’hui, nous sommes allés plus loin : en étudiant le passé et en découvrant une succession de symboles religieux, chacun d’entre eux étant tour à tour déclaré faux, on en a déduit que tous étaient également mensongers, que tel est le présent, que tel serait un nouveau symbole qui le remplacerait. Alors, quelle est la nouvelle foi ? Le fait de n’avoir foi en aucun symbole parce qu’ils sont des chimères de notre imagination ; autrement dit, notre foi est l’ irreligion ».

Ajoutons à ces mots que le fait de n’avoir foi en aucun symbole, concernant ici avant tout les divinités et la raison, est étendu par nous, communistes, aux éventuels statuts des partis, aux formules d’organisation et à toute autre (inexistante) prétendue “garantie”.

Poursuivons la lecture :

« Un peuple à qui l’on refuse une patrie croit que ce fait est la cause absolue de ses maux, et espère, en la conquérant, les atténuer. Néanmoins, les expériences éphémères de 1848 et 1849 ont fait diminuer parmi les Italiens, et par eux je n’entends pas les sectes mais la nation entière, le prestige que le concept politique avait (...) et un tel sentiment, bien que décourageant pour le présent, est un gage incontestable d’un avenir meilleur, même s’il serait impossible d’embrasser de nouvelles idées, de nouveaux ordres, avant que le fait n’ait détruit les illusions du passé et les anciens préjugés (...) Quel intérêt les Italiens peuvent‑ils avoir à favoriser une dynastie plutôt qu’une autre ? De même pour un condamné à mort autorisé à choisir son bourreau (...)

«À l’heure où j’écris, le gouvernement anglais est une pyramide au sommet de laquelle quelques sexagénaires se partagent les charges de l’État ; au‑dessous d’eux, un congrès soutenu non par des principes politiques mais par le crédit personnel de ces reliques ; donc les électeurs, commerçants et industriels, qui marchandent également leurs votes ; à la base enfin, une plèbe ignorante et misérable au‑delà de toute mesure. (...)

«Les doctrinaires, qui craignent que les flots de la révolution ne les submergent avec leurs doctrines, disent qu’il faut s’éduquer à vivre libre, l’obtenir par degrés et non par bonds, et accepter une demi‑liberté comme marchepied du tout, comme gage d’un avenir meilleur. Argument étrange et absurde. L’aspiration à la liberté est un sentiment, une aspiration naturelle de l’homme, et non une doctrine (...) Dès que l’homme se sent accablé par le poids de la tyrannie et qu’il voit la probabilité de la renverser, il se soulève ; et que valent les progrès de la science, le développement de la raison, dans l’’insurrection et la bataille ? (...)

«La victoire étant acquise, le secours de la science paraît indispensable ; elle peut, en déployant les trésors accumulés par l’expérience, indiquer les moyens d’arrêter les conquêtes. Mais ces avantages, les faits les montrent plus éphémères que réels, parce que les nations n’acceptent pas les suggestions de la science, et le flot de progrès ne peut rien y faire s’il n’a pas jailli de l’impérieuse nécessité ; il n’y a pas non plus de raisonnement, en dehors du fait, qui puisse le convaincre ; les maux subis, les biens acquis sont les seuls arguments qui portent du fruit. Les discussions, les opinions, les systèmes naissent des maux dont souffre la société ; et la doctrine, en politique, suit et ne précède pas les faits ».

Cette dernière phrase est juste, jusqu’au moment où notre théorie émerge dans l’histoire, tout comme une chaîne de montagnes émerge des profondeurs de la mer sous l’effet des mouvements telluriques.

Continuons :

« Les nations ne s’instruisent pas non plus et ne sortent pas de leur simplicité à force de livres et de journaux, mais progressent par une série de faits terribles et sanglants. L’opinion la plus absurde est de supposer qu’une semi‑liberté peut nous conduire sans véritable secousse à la pleine liberté, alors que ce progrès légal vanté mène tout droit à la corruption (...)

«Les régiments modérés chassent les causes de l’insurrection (...)

«Car, dans ces nations, le fruit que l’on tire des milliers de volumes publiés par tant d’académies, par tant de savants et de doctrinaires, se réduit à quelque microscopique réforme politique ou à quelque découverte économique en apparence utile. Les honneurs et les salaires que ces gouvernements prodiguent aux savants sont une incitation à de tels travaux qui, déguisés en quelques humbles observations, sont les apologies les plus éhontées du présent (...)

«Concluons que la semi‑liberté et les concessions ne sont pas un état de transition pour parvenir à se libérer de tout joug, mais un moyen efficace dont bénéficie la force pour garantir ses usurpations ; c’est un état non pas d’école mais de paralysie (...)

«L’homme (...) pour s’affranchir de la tyrannie qui l’opprime, procède par bonds : l’esclave ne défait pas lentement ses chaînes, mais les brise. Concluons : la liberté n’admet aucune restriction, et il n’est pas nécessaire d’être éduqué et formé pour en jouir (...)

«L’égalité politique est une dérision, lorsque les rapports sociaux divisent les citoyens en deux classes très distinctes, l’une condamnée à un travail perpétuel pour vivre misérablement, l’autre destinée à jouir du fruit des sueurs de la première. L’égalité politique n’est qu’un moyen d’alléger l’obligation de nourrir les esclaves, de priver l’enfant, le vieillard, le malade, d’assistance ; c’est un moyen d’accorder aux riches, en plus de leurs droits politiques, la faculté de se prévaloir de ceux de leurs dépendants. Les chaînes des esclaves sont détachées en leur coupant les jarrets (...)

«Dans une société où la faim seule oblige le plus grand nombre à travailler, la liberté n’existe pas, la vertu est impossible, le méfait est inévitable ; la faim et l’ignorance, sa conséquence immédiate, font que la plèbe soutient ces mêmes institutions, ces préjugés d’où sort sa misère ; elles retournent l’épée du citoyen contre les citoyens eux‑mêmes, pour la défense d’une tyrannie qui opprime tout le monde (...)

«Certains (...) disent : nous atténuerons, nous détruirons même les maux du prolétaire par l’éducation. Étrange utopie de ces braves gens, condamnés par nature à vivre d’abstractions. Comment vous procurerez‑vous les sommes importantes nécessaires à l’éducation des prolétaires, à leur existence pendant cette éducation, et aux compensations qui doivent être versées à la famille, privée du revenu qu’aurait procuré le travail du jeune que vous lui enlevez pour l’éduquer ? Avec des difficultés supplémentaires peut‑être ? Mais ne savez‑vous pas que, respectant le droit de propriété, elles retombent précisément sur le prolétaire ? Vous l’affamerez pour l’éduquer.

«Mais admettons que votre utopie soit possible : que gagneront‑ils à l’éducation ? Condamnés, comme Sisyphe, à un travail perpétuel, n’ayant que quelques heures nécessaires pour reconstituer leurs forces, l’éducation reçue les rendrait plus malheureux. S’ils doivent vivre comme des brutes, il vaut mieux les laisser comme des brutes tels qu’ils sont.

«Les plus positifs proposent l’association et exaltent sa puissance indéniable ; mais plus puissant que l’association est le capital (...)

«Donc : la cause qui tourne toutes les réformes au détriment du pauvre, la cause qui, en augmentant sans cesse la misère, conduit, comme nous l’avons vu ailleurs, à la décadence, à la dissolution sociale, et contredit le but principal que se propose la société, le bien‑être de tous ou du moins de la plupart, c’est le monstrueux droit de propriété. La logique impose donc que l’on supprime l’obstacle, sans se soucier des conséquences ; la société retrouvera d’elle‑même son équilibre (...)

«C’est une chose monstrueuse de voir la propriété du fruit de son travail non seulement non protégée par les lois, mais annulée, altérée, au profit de l’usurpation déclarée propriété sacrée et inviolable. La propriété est garantie, et plutôt que de la violer, on laisse des milliers de malheureux périr dans la misère ; mais les lois ne protègent pas le fruit du travail de l’ouvrier, la sueur du paysan contre l’usure et la cupidité des capitalistes et des propriétaires. Est déclaré assassin celui qui tue pour voler un pain nécessaire à son existence ; honnête homme celui qui, dévorant assez de nourriture pour dix familles, les laisse périr de faim. Et cela se fait au nom de la justice : preuve évidente que la justice n’est rien d’autre qu’un mot dont le sens change au gré des rapports sociaux (...)

«L’individu, ne pouvant avoir des idées qui n’ont pas été engendrées en lui par l’impression qu’il reçoit du monde extérieur, ne peut jamais révéler des vérités dont le germe ne se trouve pas déjà suffisamment développé dans la société. La gloire immédiate est l’héritage de l’homme qui saisit le concept collectif et le déploie à l’œil de l’universel ; ou de l’homme qui, dans le domaine de l’action, n’entraîne pas la nation derrière lui (ce qui est impossible), mais la retient dans la voie que la nation elle‑même choisit. La vantardise de l’homme l’incite à se croire le créateur de ces concepts qu’il a simplement développé, inspirateur de ces entreprises que, poussé par la volonté universelle, il produisit finalement (...)

«Tout autre, ne trouvant ni en lui ni chez les autres de tels concepts, confirme un tel jugement ; et de là la personnification des principes, la déification des hommes (...)

«Les héros sont des effets et non des causes des événements sociaux (...)

«Le gouvernement qui devra administrer l’Italie (...) ne peut être autre qu’une convention ou un congrès national élu au suffrage universel (...)

«Le congrès n’est pas un gouvernement, mais le centre sur lequel s’équilibre la nation, vers lequel tendent ses forces ; et le gardien vigilant du pacte national. Il peut, en vertu de ces mêmes lois qui lui donnent la vie et en tracent les fonctions, conférer à quelques individus ou à un seul, choisis en son sein ou à l’extérieur, ses attributs, afin d’obtenir le maximum d’énergie dans l’accomplissement de ses devoirs : il suffit qu’il n’abdique jamais le droit inaliénable de leur révocation et du syndicat sur eux ».

Le congrès dont parle Pisacane n’est pas sans rappeler la Convention des Jacobins. Nous ne refusons pas entièrement aux anarchistes le droit de compter le révolutionnaire parmi leurs précurseurs, mais dans ces paroles nous voyons se profiler la nécessité de la dictature révolutionnaire, dictature qui, bien qu’elle ait plus de similitudes avec la dictature jacobine que la nôtre, n’est cependant pas acceptable pour les anarchistes. Nous, par contre, refusons totalement ce droit aux nationalistes et aux patriotes en général : nous aussi, nous avons considéré favorablement les processus d’unification italienne et allemande, qui ont également signifié l’unification des prolétariats respectifs, ainsi que le plein développement capitaliste, avec une augmentation conséquente du nombre et des forces du prolétariat. Pour Pisacane aussi, l’unité nationale italienne est certes très importante, mais seulement comme point de départ nécessaire à la révolution sociale.

Continuons :

« Une fois l’écrasement commencé, nous verrons le peuple, poussé par ses peines, les rênes abandonnées, se précipiter dans les dangers ; mais ses premiers pas seront incertains, vacillants ; il ne saura pas discerner le véritable ennemi, ni colorer ses desseins. Dans ces moments, le succès, la direction de la révolution dépendront de cette jeunesse intelligente, non pas savante mais combattante éclairée, dont le peuple s’en fait naturellement la tête (...)

«Le suffrage universel est une tromperie : comment votre vote peut‑il être libre, si votre existence dépend du salaire du patron, des concessions du propriétaire ? Vous voterez sans doute, contraints par le besoin, comme ceux‑ci voudront. Comment votre vote peut‑il être juste, si la misère vous condamne à l’ignorance perpétuelle et vous enlève toute capacité de juger les hommes et leurs concepts ? Comment un homme peut‑il se dire libre si son existence dépend du caprice d’un autre homme ? La misère est la cause principale, la source inépuisable de tous les maux de la société (...) La conséquence immédiate de la misère est l’ignorance, qui vous rend incapables de gouverner vos affaires particulières, ainsi que celles du public, et vous contraint à croire à toutes ces impostures qui vous rendent fanatiques, superstitieux, intolérants. La misère et l’ignorance sont les anges gardiens de la société moderne (...)

«La cause des maux futurs est évidente : la propriété a changé de possesseurs, mais est restée indemne. C’est elle qu’il faut abattre, c’est le principe qu’il faut changer ; et pour cela il est nécessaire de nous occuper de la solution du problème : empêcher les propriétaires de renaître. Ce problème, ensemble à d’autres concernant l’industrie et le commerce, feront l’objet de nos soins (...)

«Le capital, comme nous l’avons déjà dit, étant une propriété collective, ne peut appartenir à un seul homme ; l’appropriation du capital est une usurpation, non pas si manifeste, mais semblable à celle de la propriété foncière. Tout les capitaux seront déclarés propriété de la nation : l’argent pourra disparaître en partie, mais les usines et les machines resteront (...)

«A ceux qui, reconnaissant les avantages d’un tel système, s’opposeraient à la révolution en affirmant que la société, sans choc mais avec des progrès successifs, pourra se transformer, nous répondrons qu’ils méconnaissent les effets inévitables des lois de l’économie publique appliquées aux conditions actuelles des peuples, qu’ils méconnaissent les faits qui se déroulent quotidiennement sous leurs yeux. Les nombreuses associations d’ouvriers qui surgissent spontanément montrent la tendance de la société vers un avenir qui commence à se présenter, mais elles n’améliorent pas pour autant leurs conditions. Ces associations seront combattues par celles des capitalistes, et celles‑ci, avec des dommages plus grands, devront succomber dans la concurrence. Prétendre que des institutions d’utilité universelle pourraient subsister et s’épanouir dans une société composée de forces hostiles entre elles, qui se détruisent mutuellement, et dont le système vise à favoriser le profit individuel au détriment du public, c’est prétendre quelque chose d’impossible (...)

«Ces lois, ces conseils seront publiés par le gouvernement, non pas lorsque l’esprit sera obscurci et le bon sens perverti par les préjugés, mais lorsque le glaive de la révolution aura déjà enlevé les obstacles, lorsque les paysans et les ouvriers auront rompu le charme qui les retient entre les fragiles entraves du propriétaire et du capitaliste (...)

«Beaucoup observeront que pour réaliser une telle transformation, il faudra faire violence aux propriétaires et aux capitalistes. Et nous répondrons que oui, et en vertu de ce même droit qu’ont les opprimés d’abattre la tyrannie, que la société actuelle a contre les voleurs. Enfin, si dans cette transformation, qui est certainement moins violente que beaucoup l’imaginent, beaucoup d’intérêts privés souffriront, et un grand nombre tomberont dans la lutte, nous répondrons que les révolutions où tout le monde est sauvé n’existent que dans l’esprit des doctrinants et des utopistes. La révolution est toujours une lutte des opprimés contre une classe d’oppresseurs. Ainsi, s’il y a victoire, il y aura aussi défaite ; chasser un roi de son trône n’est pas une révolution ; la révolution est accomplie lorsque les institutions, les intérêts sur lesquels ce trône reposait sont changés (...)

«Je conclus en rappelant aux conservateurs que la révolution sociale ne serait pas accélérée d’une heure, même si tout le monde reconnaissait qu’un nouvel ordre social est possible. Cette crise de société dépend de causes bien plus terribles et fatales ; elle dépend des tendances qui se manifestent inexorablement, en progression géométrique. Pouvez‑vous ne pas éradiquer la misère, mais l’empêcher de croître ? Pouvez‑vous nier que la force matérielle est du côté de ceux qui souffrent ? Et si les traditions et l’inertie constituent le seul charme par lequel la société actuelle ne s’effondre pas, dans un instant imprévu, l’enchantement peut se rompre ».

La bourgeoisie, qui aime tant la culture et est horrifiée par la violence (c’est pourquoi, en Italie, le concept d’ “hégémonie culturelle” de Gramsci a connu un tel succès), a mené ses révolutions par la dictature et la terreur : Cromwell et Robespierre ne se sont pas contentés de l’ “hégémonie culturelle”.

De toute évidence, même Pisacane ne croyait pas à l’“hégémonie culturelle”, lui qui voyait dans l’alliance entre ouvriers et paysans une anticipation de la politique des “gouvernements ouvriers et paysans”. Ceci en tenant compte du fait qu’au milieu du 19ème siècle, l’alliance du prolétariat avec d’autres classes (petite bourgeoisie y compris la paysannerie) était encore nécessaire dans certaines régions, ce qui faisait de Pisacane un révolutionnaire. Au contraire, étaient contre-révolutionnaires les “gouvernements ouvriers et paysans”, qui ont fini par transformer la dictature prolétarienne, exercée aussi dans l’intérêt des paysans pauvres et semi‑pauvres, et avec leur aide, en un pouvoir interclassiste, donc bourgeois, au détriment des ouvriers comme des paysans.

Dans le “Testament politique” de Pisacane, écrit en 1857, peu de temps avant de réaliser la fatale expédition de Sapri, nous lisons :

« On peut être en désaccord sur la forme d’une conspiration, sur le lieu et le moment où une conspiration doit avoir lieu ; mais être en désaccord sur le principe est une absurdité, une hypocrisie, une manière de dissimuler l’égoïsme le plus bas. J’estime celui qui approuve la conspiration et qui lui‑même ne conspire pas : mais je n’éprouve que du mépris pour ceux qui non seulement ne veulent rien faire, mais qui prennent plaisir à blâmer et à maudire les hommes d’action (...) Je suis persuadé que si l’entreprise réussit, j’obtiendrai les applaudissements généraux ; si je succombe, le public me blâmera. On me traitera d’ambitieux, de fou, de turbulent, et ceux qui ne font jamais rien et passent leur vie à critiquer les autres, scruteront minutieusement ma tentative, dénonceront mes erreurs, m’accuseront d’avoir échoué par manque d’esprit, de cœur et d’énergie ».

Ces mots conviennent parfaitement aux réformistes bourgeois ou aux parleurs de la révolution. Nous lisons plus loin :

« Je suis convaincu que des remèdes tempérés, tels que le régime constitutionnel du Piémont et les améliorations progressives accordées à la Lombardie, loin de favoriser il Risorgimento de l’Italie, ne peuvent que le retarder. Pour ma part, je ne ferais pas le moindre sacrifice pour changer un ministère ou pour obtenir une constitution, pas même pour chasser les Autrichiens de Lombardie et réunir cette province au royaume de Sardaigne. A mon avis, le règne de la maison de Savoie et le règne de la maison d’Autriche sont précisément la même chose. Je crois même que le régime constitutionnel du Piémont est plus nuisible à l’Italie que ne l’est la tyrannie de Ferdinand II (...)

«Cette opinion prononcée découle en moi de ma conviction profonde que la propagation des idées est une chimère et l’instruction populaire une absurdité. Les idées naissent des faits et non ceux‑ci de celles‑ci, et le peuple ne sera pas libre parce qu’il sera instruit, mais il sera bel et bien instruit quand il sera libre ».

Le socialiste et matérialiste Carlo Pisacane partageait pour l’essentiel nos positions sur la culture, la science, la philosophie, ainsi que sur d’autres “sacralités”, comme la justice, que le sophiste grec Thrasymaque, entre le Ve et le IVe siècle avant J.‑C., décrivait déjà comme “l’instrument du plus fort”. Le tragédien grec Eschyle, dans son “Agamemnon”, dit : « Zeus a ouvert aux mortels les voies de la connaissance. C’est pourtant le principe qu’il a fermement établi : c’est par la douleur que l’on apprend. » Dans la Bible, le livre de Qoelet, ou Ecclésiaste, nous lisons : “Celui qui augmente la connaissance augmente la douleur”.


Du besoin du communisme à la théorie, au programme et à la milice du parti

La connaissance, la culture, (et aussi la science, la philosophie, l’art, la conscience) ne sont pas des connaissances abstraites, que le prolétariat s’approprie sereinement en lisant un ou plusieurs livres, peut‑être assis dans un fauteuil confortable. Eschyle et Qoelet ont raison : la connaissance est une douleur concrète, sédimentée au fil des siècles, car elle naît des misères, des souffrances, des révolutions qui ont caractérisé toute l’histoire de l’espèce humaine. Une histoire qui, depuis des millénaires, est une histoire de lutte des classes, et qui depuis plus de deux siècles est la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Presque tout le monde connaît l’histoire d’un homme injustement crucifié il y a quelque 2 000 ans ; beaucoup moins savent, ou veulent savoir, les quelque 30 000 croix érigées dans l’empire romain, dont 6 000 étaient destinées aux survivants de la révolte de Spartacus, une tous les trente pas le long de la voie Appienne de Capoue à Rome. Se souvenir d’un unique crucifix est une insulte aux 30 000, mais aussi à celui‑là, ainsi séparé de ses compagnons de souffrance, et finalement transformé en image du pouvoir politique et religieux, à savoir ses bourreaux.

La connaissance ne réside pas chez les érudits, et encore moins dans les écoles et les universités de la bourgeoisie. La connaissance n’appartient même pas aux militants communistes. La connaissance est l’histoire de l’espèce qui, à un certain moment, s’est condensée, solidifiée, comme la Terre quelques milliards d’années après son origine du Soleil, donnant naissance au programme et à la théorie communistes. La connaissance, dans la société capitaliste, ne réside que dans le parti communiste et ne peut pas résider ailleurs : de même que les dieux grecs avaient comme demeure les statues sculptées pour les représenter, la connaissance a pris demeure dans le Parti. La connaissance est le Parti.






1 - Lors de ce meeting, Marx proposa le transfert du siège de la Ligue de Londres à Cologne et la scission avec la minorité “démocrate”. Il s’opposait aux positions prises par cette minorité au sujet de « la position du prolétariat allemand dans la future révolution » et s’en explique dans ce passage. Nous avons retrouvé le texte entier dans collected works, volume 10 p 626 : Meeting of the central authority september 15,1850., et dans la Mega en allemand p 578 : Protokoll der Sitzung der Zentralbehörde des Bundes der Kommunisten vom 15. September 1850.

2 - Exposé présenté à la réunion générale du parti des 6‑7 avril à Turin et des 6‑7 septembre 1968 à Florence.

3 - Plusieurs articles parurent en 1953 dans Programma pour critiquer les positions du groupe “Socialisme ou Barbarie”, scission du mouvement “trotskiste”. La critique fut rendue nécessaire parce qu’en France un certain nombre de militants étaient “ébranlés” par ses positions. Ce dernier se voulait “modernisateur”, ”enrichisseur”, “radoubeurs” du marxisme qu’il jugeait dépassé  pour expliquer la contre-révolution stalinienne. En fait il retombait dans les vieilles conceptions bourgeoises combattues par le marxisme dès l’origine.
     Le passage d’Engels cité dans ce Fil du temps, et qui provient de son ouvrage Socialisme utopique et socialisme scientifique, est :
     «Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée et par suite la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production est remplacée par l’organisation planifiée consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare définitivement, dans un certain sens, du règne animal et passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie qui entourent l’homme et qui, jusque là, le dominaient passe maintenant sous sa domination et son contrôle. Pour la première fois les hommes deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce qu’ils sont – et en tant qu’ils sont – maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices sont dés lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là même dominées.
     «La socialisation des hommes eux‑mêmes qui jusque là s’opposait à eux comme un don de la nature et de l’histoire est désormais un libre acte de leur part. Les forces étrangères, objectives qui jusque là dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux‑mêmes. Pour la première fois, et seulement à partir de ce moment, les hommes feront eux‑mêmes leur histoire en pleine conscience ; pour la première fois, les causes sociales mises par eux en mouvement auront désormais les effets recherchés par eux de façon prévalente et continue. C’est le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.
     «Accomplir cet acte de rédemption, voilà la mission historique du prolétariat moderne. En expliquer les conditions sociales et par conséquent la nature; donner aux classes aujourd’hui opprimées et appelées à agir la connaissance des conditions et des buts de sa propre action, voilà la tâche du socialisme scientifique, expression théorique du mouvement prolétarien».

4 - Carlo Pisacane est né à Naples en 1818. Révolutionnaire, il participa à la révolution de 1848 en Italie et à d’autres expéditions et trouva la mort en 1857 lors d’une expédition à Sanza, dans le sud de l’Italie.