Parti Communiste International

Battaglia Comunista N°23, 1950


Sul filo del tempo

LA PLANÈTE EST PETITE


Présentation 2022

Avec cet article écrit en 1950, dans la période de “guerre froide” où l’URSS stalinienne se réclamant faussement du socialisme, apparaissait comme le seul concurrent du capital molosse américain, nous démontions hardiment la fausse opposition existant entre les deux “blocs”. En s’appuyant sur le Manifeste de 1848, nous insistions sur le fait que la bourgeoisie avait, avec le marché mondial, a façonné à son image le globe entier de l’Occident à l’Orient. Et rien n’avait pu arrêté cette expansion ! Le binôme capitalisme-marché mondial n’a pas de frontières ! Le capitalisme n’est plus, depuis la fin du 19ème siècle, capable de remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et le sang, et seules les méthodes de la dictature du prolétariat guidée par le Parti communiste International peut abréger la crise que nous vivons, comme l’affirma le premier congrès de l’Internationale Communiste en 1919.

 


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« La découverte de l’Amérique, la circumnavigation de l’Afrique offrirent à la bourgeoisie montante un nouveau champ d’action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d’échange et en général des marchandises, donnèrent un essor jusqu’alors inconnu au négoce, à la navigation, à l’industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l’élément révolutionnaire de la société féodale en décomposition » (Manifeste du Parti Communiste, chapitre 1 : Bourgeois et prolétaires).

« La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l’Amérique. Le marché mondial a accéléré prodigieusement le développement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement a réagi en retour sur l’extension de l’industrie ; et, au fur et à mesure que l’industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se développaient, la bourgeoisie se développait décuplant ses capitaux et refoulant à l’arrière‑plan les classes léguées par le moyen âge. (…) la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’État représentatif moderne ».

« Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, mettre tout en exploitation, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays (...) elle a enlevé à l’industrie sa base nationale (...) les nouvelles industries (…) ne transforment plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions du globe les plus éloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois (…) A la place de l’isolement d’autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations ».

« Grâce au rapide perfectionnement des instruments de production, grâce aux communications infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est l’artillerie lourde qui lui permet de battre en brèche toutes les murailles de Chine, et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous peine de de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles ce qu’elle appelle civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image ».

« (...) elle a rendu dépendante les pays barbares ou demi‑barbares des pays civilisés, les peuples de paysans des peuples de bourgeois, l’Orient de l’Occident ».

« Les conditions d’existence de la vieille société sont déjà supprimées dans les conditions d’existence du prolétariat. (...) l’asservissement moderne au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique qu’en Allemagne, ont dépouillé le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la morale, la religion, sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois, derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois ».

« Les ouvriers n’ont pas de patrie » (Idem, chapitre II ; Prolétaires et Communistes).

« Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial [et pourtant : « la bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel (...) et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers » (Idem, chapitre 1)] (...). Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore (...) Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles ».

Ce texte, lu et cité tant de fois, n’est autre que celui du “Manifeste du Parti Communiste”. Texte plus que séculaire. Rédigé par Marx et Engels jeunes, comme il est précisé avec suffisance depuis de nombreuses années par les cohortes de “metteurs à jour”.

En ce qui concerne ces gens‑là, dont la hâte de mettre à jour est telle qu’il fait nuit avant le coucher du soleil, il n’est pas utile de s’arrêter pour leur demander lequel de ces développements, inscrits dans les passages que nous venons de citer, est devenu caduc dans le monde d’aujourd’hui.

Dans les différentes éditions du “Capital”, à partir de 1867, Marx et Engels vieux n’ont jamais pensé à renoncer à deux passages absolument cardinaux, irrévocables et irrévoqués du texte du “Manifeste”. Le passage final : « La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs (...) »; et celui qu’on trouve intercalé parmi ceux que nous avons rappelés : « Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes ». Cette infâme époque bourgeoise n’est pas encore terminée, et ces thèses centrales, même si elles sont sans doute parmi les plus dramatiques, même si elles lassèrent à de nombreuses reprises le panciafichismo(1) des politiciens de métier et des chefs arrivistes du mouvement prolétarien, sont plus vraies et puissantes que jamais.

Plus vieux et seul, Engels retrace encore plusieurs fois les lignes de ce cadre grandiose et récrit, à propos de la société bourgeoise, ce qui en est dans le même temps, par une méthode incompréhensible pour les tenants d’une fois traditionnelles, révélées ou illuministes, la plus grande des apologies, et une déclaration de guerre à mort.

Le concept central, selon lequel l’expansion bourgeoise ne s’arrête devant rien, revient à chaque instant. Substituant une activité fébrile et une témérité sans limite à la “poltronnerie médiévale”, libre de tout scrupule et n’étant plus sujette à la crainte de Dieu et/ou du diable, la piraterie bourgeoise réalise « bien d’autres expéditions que les exodes des peuples nomades et que les Croisades ».

De même que le chasseur endurci n’est pas ému si les oiseaux des terres vierges de tout piétinement humain se posent sur le canon de son arme, les précurseurs du capitalisme ne se sont arrêtés devant aucune limite, même s’ils devaient tirer sur des aborigènes sans défense, sur des peuples et des tribus pacifiques, et sur les derniers groupes d’êtres humains qui vivaient dans certains coins fertiles du monde en communauté de biens de production et de consommation.

Les chroniques des cruautés coloniales sont une partie essentielle de tous les textes du marxisme, et elles marquent les étapes de l’avancée capitaliste, elles martèlent la loi historique suivant laquelle la classe bourgeoise, tant qu’elle existe, ne renoncera pas à fouler aux pieds les derniers coins du monde où l’on ne vit pas selon son mode, les dernières sociétés primitives, patriarcales, féodales, et avec une convoitise d’autant plus grande, les premiers pays où le prolétariat, sa victime, réussirait à abattre les limites de sa domination, de sa propre manière de produire et de vivre.

« L’histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché mondial au XVI siècle », dit Marx au début de la deuxième section. Il indique plus loin que l’expansion du marché mondial et le système colonial sont à la base de la diffusion de la manufacture. Il montre les liens non moins évidents entre l’introduction du machinisme et l’expansion coloniale. Et dans la partie finale, il rappelle comment le marché mondial, créé par les découvertes de la fin du XV siècle, a été la condition de la genèse du capitalisme industriel. Colomb a eu sa part dans tout cela, et ce n’est pas pour rien qu’il est cité au Chapitre III sur la monnaie, pour avoir dit, dans une lettre écrite à la Jamaïque en 1503 : « L’or est une chose merveilleuse ! Qui le possède est maître de tout ce qu’il désire. Au moyen de l’or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis ».

La construction historique marxiste repose sur ce binôme inséparable : CAPITALISME-ÉCONOMIE MONDIALE.

Engels le répète dans l’Antidühring : « Les grandes découvertes géographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multiplièrent les marchés et accélérèrent la transformation de l’artisanat en manufactures. La lutte n’éclata pas seulement entre les producteurs locaux individuels ; les luttes locales grandirent de leur côté jusqu’à devenir des luttes nationales, les guerres commerciales du XVII et du XVIIIe siècles. La grande industrie, enfin, et l’établissement du marché mondial ont universalisé la lutte et lui ont donné en même temps une violence inouïe ».

Cent autres passages nous ramèneraient à cette thèse centrale : le capitalisme moderne a comme caractère historique essentiel de ne pas pouvoir tolérer un régime social différent en quelque point du monde habité que ce soit.

Celui qui, après les œuvres de vieillesse d’Engels, n’est pas encore au courant de ce point fondamental, bien qu’il ait assisté à deux guerres mondiales au cours du XX siècle, est soit un bel idiot, soit une sacrée charogne.

Toute l’œuvre de Lénine, mais il suffira de citer l’“Impérialisme”, vient ensuite pour tirer des événements de la fin du XIX et du début du XX siècle la confirmation du caractère international du capitalisme, et pour définir l’histoire comme celle de la lutte pour “le territoire économique”, pour “le partage du monde”.

Dans la bataille politique ensuite, Lénine s’en prend à la trahison des chefs qui remplacèrent l’internationalisme par l’asservissement des partis socialistes à des fins nationales. Lénine explique le phénomène de manière marxiste par l’achat des chefs ouvriers par le capital, au moyen des ressources que l’exploitation impérialiste sur la terre entière met à la disposition des grandes bourgeoisies métropolitaines.

Dans la situation de tension aiguë qui suivit la révolution en Russie et la fin de la première guerre mondiale, Lénine pose l’ensemble du problème dans l’antithèse suivante : organisation de l’économie mondiale par le prolétariat – ou bien par le capitalisme.

Le premier Congrès de la Troisième Internationale se tint à Moscou en mars 1919. Là aussi, on pourrait citer une centaine de documents. Limitons‑nous au premier manifeste au prolétariat mondial (6 mars 1919).
     « 72 ans se sont écoulés depuis le Manifeste de Marx et Engels... ».
     « Aujourd’hui que l’Europe est couverte de débris et de ruines encore fumantes, les plus ignobles des incendiaires s’occupent à rechercher les coupables de la guerre ! (...) ».
     « Au cours d’une longue série d’années, le socialisme a prédit l’inéluctabilité de la guerre impérialiste ; il en a vu les causes dans l’insatiable cupidité des classes possédantes des principales nations adversaires et de tous les pays capitalistes (...) ». Le Manifeste expose donc les responsabilités bellicistes des bourgeoisies qui se prétendirent agressées, et surtout celles de la bourgeoisie anglaise. Il montre que la guerre a représenté la fin de toute illusion mensongère sur le “perfectionnement du capitalisme”. Ce dernier « n’est plus capable de remplir ses fonctions économiques essentielles que par le fer et le sang ». « Si les opportunistes convainquaient les masses d’une autre possibilité, en les invitant à collaborer à la reconstruction, il ne resterait d’autre perspective que celle d’une deuxième guerre mondiale ».

Les metteurs à jour l’ont eu cette deuxième guerre ! Et comment peuvent‑ils oser ne pas voir que la perspective d’aujourd’hui est la même que celle d’alors ? « L’humanité travailleuse toute entière deviendra-t-elle l’esclave tributaire d’une clique mondiale triomphante qui, sous l’enseigne de la Ligue des Nations, au moyen d’une armée “internationale” et d’une flotte “internationale”, pillera et étranglera les uns, jettera un morceau de pain aux autres, mais, toujours et partout, enchaînera le prolétariat, dans le but unique de maintenir sa propre domination ? Ou bien la classe travailleuse d’Europe et des autres pays du monde s’emparera-t-elle des rênes de l’économie des peuples, désorganisée et détruite, afin d’assurer son organisation sur des bases socialistes ? »
     « Abréger l’époque de crise que nous traversons ne se peut que par les méthodes de la dictature du prolétariat, (...) ! ».
     « La critique socialiste a suffisamment flagellé l’ordre bourgeois universel. La tâche du Parti Communiste International est de renverser cet ordre des choses et d’édifier à sa place le régime socialiste universel ! ».

Nos adversaires peuvent dire que la défaite est passée sur ces consignes de critique et d’attaque. Ils pourront évidemment le dire, tant que la dictature rouge ne les aura pas réduits au silence. Mais ceux qui s’en vanteront, pourront et devront se vanter aussi tout à la fois de la défaite d’Engels et de Marx, de Trotski et de Lénine, et du démenti aux Manifestes de 1848 et de 1919.

Le véritable danger se trouve chez ceux qui, prétendant parler au nom de ces maîtres et remonter à ces tables, affirment qu’ils n’ont fait que les mettre à jour en les ajustant à la nouvelle situation historique de 1950, et qui conduisent les masses du prolétariat actuel sur des voies plus défaitistes que celles que l’Internationale Communiste rappelait lorsqu’elle démasqua pour toujours les "perfectionneurs" du capitalisme.


AUJOURD’HUI

C’est à Varsovie que s’est réuni le Congrès et qu’a été officiellement fondé le Mouvement des “Partisans de la Paix” (2). Congrès et mouvement non "fermés", mais ouverts à toutes les espèces de la zoologie politique et idéologique, jusqu’aux prêtres et aux quasi-prêtres de toutes les sectes les plus farfelues et les plus trémulantes. Prétendant, avec un bluff qui frôle le record dans ce monde de vantardise et de fanfaronnade, représenter un demi‑milliard d’adhérents, un demi‑millier de coureurs de publicité, de succès et de carrières, se sont réunis et une demi‑centaine d’orateurs se sont succédé à la tribune pour dire, sans ordre et sans lien, les choses les plus disparates et les plus discordantes ; y compris quelqu’un, à double jeu et double engagement, qui a suscité un tollé ; tout cela devrait apporter la preuve des vastes bases de l’agitation, qui serait donc démocratiquement accessible aux éléments les plus divers et aux directives les plus variées, tout en offrant à tous des voyages gratuits par pont aérien ! On boit beaucoup aujourd’hui, mais... va passèa! (3)

Il est impossible de suivre un fil quelconque dans les langages aussi disparates et incohérents de politiciens, de parlementaires, d’hommes de lettres, d’artistes, de savants, de chiromanciens, de sportifs, de touristes de la pensée et de globe-trotters de la vanité, accourus de tous les coins du monde et, pour beaucoup, à l’évidence, dont l’éloquence était due uniquement aux banquets bien arrosés ; tenons‑nous en à ceux, peu nombreux, dont l’identité politique est clairement établie, et à la résolution diffusée dans le monde entier comme celle "que le Congrès votera à la fin des travaux". Programme impeccable !

La principale figure du Congrès, ou du moins de la hiérarchie du mouvement, semble avoir été cet Ilya Ehrenbourg dont on a tant parlé, comme du premier journaliste politique russe d’abord, puis comme d’un déviationniste tombé en disgrâce, aujourd’hui enfin comme d’un grand dirigeant mondial, représentant évident des partis “communistes” fidèles à Moscou.

Le thème du discours a été le suivant : la paix est tout à fait possible, étant donné que rien ne s’oppose dans le monde moderne à la coexistence du système des pays capitalistes avec le système des pays socialistes, sans qu’ils se gênent et se rencontrent, “tant la Planète est grande”.

Les deux compartiments, dans lesquels la "planète" sera divisée par une commission appropriée, n’auront pas besoin de se faire la guerre entre eux puisqu’une simple "compétition avec des moyens idéologiques" se développera entre eux.

On comprend facilement ce qu’est la perspective de l’histoire mondiale pour les partisans de cette Paix. D’ici quelque temps, autour d’un tapis qui pourra être ensuite celui de l’ONU sur lequel finissent tous les appels, nous verrons l’apparition des deux champions des camps opposés, mettons monsieur Ehrenbourg et monsieur Pearson, aujourd’hui que la presse est le quatrième pouvoir et qu’elle constitue la troupe des armes idéologiques. Ayant fait le bilan de leurs campagnes déférentes respectives, destinées à convaincre l’autre, un des deux admettra que la force des arguments de l’autre aura été supérieure, et il le priera courtoisement d’aller organiser également son propre "compartiment" avec le système dont il détient le brevet. C’est alors seulement qu’il nous sera donné, à nous les deux milliards de pauvres types, de savoir si nous vivrons dans le système universel capitaliste ou dans celui socialiste, avec de sérieuses probabilités qu’il s’agisse du premier, mais oh!, qu’on devra "perfectionner".

Que le régime pour lequel Ehrenbourg publie puisse et veuille vivre avec le régime pour lequel Pearson, ou tout autre, publie, c’est une chose que nous pouvons admettre facilement comme plausible.

Ce qui nous intéresse uniquement, c’est de voir ce qu’il reste debout du système de Marx et de Lénine quand on propose ces thèses : la planète est si grande que le capitalisme moderne peut limiter sa poussée d’expansion à une seule de ses parties – la contention entre ces organismes que sont les États, ou entre ces organismes que sont les classes sociales et leurs partis, peut se résoudre sans la force matérielle, dans une compétition de mots.

Chef de file Ehrenbourg ! Chef de file pacifiste ! D’où Thorez a pêché le comité de Moscou ? Dans la Tchéka il doit en être resté au moins un de ceux qui, il y a des années, ont lu et fait de la propagande pour le Manifeste : nous l’appelions Koba(4). Tout a été mis à la disposition des nouveaux chefs de file venus, on ne sait d’où, on ne sait quand, à se dire marxistes ; peut‑être même après le très digne vice‑président Nenni(5).

Vous avez eu le droit de faire litière des textes de 1919 et de 1848 mais, dans votre expédition à marches forcées sur la très noble voie du retour en arrière, cela ne vous a pas suffit ; il a fallu que vous revoyiez tout, que vous mettiez tout à jour, que vous reniez tout d’un chemin tout à fait récent et pourtant très ancien ; sur un signe de vous, sera interrompue aujourd’hui la marche sans trêve de l’animal-homme sur l’écorce de la terre, marche que, sous mille formes, le mythe, la littérature et la science, ont reconnu comme le fait le plus important de l’histoire et de la vie.

La planète est‑elle grande, chef de file Ehrenbourg ? Est‑elle si grande, alors que vous pouvez porter dans votre sac de cuir jaune les signatures d’un quart de ses occupants ? Est‑elle si grande, alors qu’une dépêche radio suffit pour transférer en douze heures vos préceptes de Sheffield à Varsovie, le long d’un arc de parallèle de vingt‑cinq degrés ? Et, pour vous, la planète n’est même plus ronde, c’est une surface plane indéfinie dont les bords ne se rencontreront jamais et resteront dans les fumées des légendes comme le cours du mystérieux Fleuve Océan circulaire des premiers Grecs ou comme la terris ultima Thulé d’Horace. Vous êtes parvenus à mobiliser même le vieux et naïf Albert Einstein, et vous lui avez fait avaler le caractère illimité de la planète, au lieu de vous laisser dire par lui qu’aujourd’hui, non seulement la surface sur laquelle nous marchons est courbe, mais, selon les nouvelles doctrines, l’espace entier du cosmos l’est aussi ; c’est également pour cela qu’on revient au point de départ ; et si Colomb calcula le rayon de la planète, en se trompant par défaut, on cherche aujourd’hui à calculer le rayon de l’univers et l’on comprend son infinité d’une manière différente, de la même façon que nous ne croyons pas à l’infinité que les premiers nomades attribuaient au désert qui semblait sans limites à leur regard.

Allons plus lentement et passons en revue les quilles abattues en série par le lancer de balle d’Ehrenbourg. La Géopolitique, une science qui se dit récente, est à la mode. Son objet est d’étudier la géographie de la planète dans ses changements incessants du fait de son occupation par l’homme et du travail humain. C’est une branche de la science qui a compris qu’on ne découvre pas les lois des événements historiques dans les traces qu’ils ont laissé dans le cerveau de l’individu mais dans la physique réelle des objets pondérables. Les Américains, les Russes et les Allemands, qui se la cuisinent selon les ordres de leurs supérieurs, reconnaissent toutefois comme un maître le géographe anglais Mackinder, qui a écrit aux alentours de 1919 : "Aujourd’hui, la carte de la terre est complètement dessinée, et il n’y a plus de taches blanches sur la mappemonde. Les facteurs physiques, économiques, politiques et militaires, constituent désormais un système coordonné".

Les bourgeois apprennent du marxisme, et les prétendus représentants prolétariens l’abandonnent !

Mackinder, suivi par le géographe soviétique Mikhailov, encarté lui aussi bien sur mais pas avec la fiche jaune d’Ilya, développe le syllogisme suivant : qui commande l’Europe orientale, commande le Cœur du Monde (Heartland) – qui commande le Cœur du Monde, commande l’Île du Monde – qui commande l’Île du Monde, commande le Monde.

L’Île du Monde, c’est l’Eurasie, le vieux Continent qui exclut l’Afrique, le berceau des premiers humains.

Le Cœur du Monde, c’est l’Asie centrale, la zone des grandes mers intérieures avec leurs fleuves qui ne communiquent pas avec l’Océan, l’Amou Daria, le Syr Daria, la Volga, l’Oural, et qui comprend en plus des bassins de ces fleuves, les bassins supérieurs des grands fleuves sibériens qui se jettent dans l’Arctique, l’Obi, l’Ienisséi, la Lena. Protégé au sud par le Toit du Monde, l’Himalaya, au nord par la banquise glacée et par les grandes distances, sur les côtés par l’immense territoire qui le sépare des Océans dont la circumnavigation en tous sens est désormais achevée, l’Heartland apparaît comme imprenable à qui considère le manpower, le potentiel hommes-machines, à la date de la fin de la première guerre. Si l’on retranche des morceaux du Tibet, de la Mandchourie et de l’Afghanistan, le Cœur du Monde était alors déjà entièrement russe.

Aujourd’hui, les géopoliticiens des instituts qui émargent aux budgets de Truman, comptabilisent les flottes aériennes et les bombes atomiques, et placent le Cœur du Monde sur la calotte polaire, où se déroulerait l’ultime duel, et pour le contrôle de laquelle on mène une lutte silencieuse.

Les chefs de file de Varsovie ne déplacent pas le cœur du monde, mais ils l’abolissent. Ils invitent ensuite ce monde sans cœur à accueillir avec émotion la motion contrite de leurs affections.

Marchant à reculons sur les ruines de tous les géopoliticiens des deux hémisphères, ils tapent durement sur les manifestes de l’Internationale de Moscou et ils rayent, puisqu’ils en ont la faculté hiérarchique légitime, aussi bien la destruction de l’ordre bourgeois universel que l’érection de l’ordre communiste universel.

Lénine étant ainsi émasculé, ils démolissent la construction de Marx et d’Engels. Mais ce serait peu de chose s’ils l’avaient sabotée uniquement dans son programme de lutte et de victoire de la classe prolétarienne mondiale. Il leur faut faire également litière des réalisations historiques imposantes du capitalisme moderne, plate-forme indispensable de l’édification révolutionnaire. Avec Lénine, nous traitions de renégat celui qui le "perfectionnait"; ces Bernstein et ces Kautsky d’aujourd’hui l’empirent, et même le démantèlent complètement dans tout ce qu’il a fait de neuf et de grand.

La pertuisane (6) des chefs de file coupe sans hésitation les milliers de liens que la bourgeoisie a su nouer autour de la planète, dans le sillage des navires, sur les itinéraires des grands explorateurs, avec l’acier des rails, les tourbillons des hélices et les gaz des appareils à réaction, avec les fils aériens et les câbles sous‑marins du télégraphe, avec les faisceaux et les trains d’ondes hertziennes.

Colomb, qui implorait de façon désespérée quelques moyens auprès des puissants de l’époque, quelques doublons en or, pour ouvrir, non pas les portes du Paradis, mais celles de l’Orient mystérieux, n’eut droit à plusieurs reprises qu’au rictus des "géopoliticiens" de Salamanque qui se moquèrent de l’idée de faire le tour de la planète, parce qu’ils étaient convaincus qu’on tomberait la tête en bas. Les Ilya et les Nenni d’Europe ont la même horreur du tour des antipodes parce qu’ils sont effrayés par le risque de devoir trouver leur tête en lieu et place de leurs pieds, avec lesquels ils raisonnent.

Charles Quint, le "féodal", reconnaissait déjà devoir à Colomb le bourgeois le mérite que, sur ses possessions, le soleil ne se couchait jamais. Un autre bourgeois, pourtant pas très porté sur la théorie et la littérature, Garibaldi, nous a laissé cette phrase heureuse : le socialisme est le soleil de l’avenir ! Les Varsoviens, eux, font coucher le soleil de l’avenir dans l’égout des vendeurs de leurs plumes !

Encore avant Colomb, un autre précurseur inconscient des gloires bourgeoises, Dante, écrivit en termes poétiques la grandeur de la course aux limites de la planète. Ulysse le païen, fourré dans l’enfer du Dieu chrétien pour délit d’escroquerie au détriment de nos ancêtres troyens, est invité par le poète à narrer sa fin, qui s’enveloppait du mystère d’un ultime voyage sans retour. Et le héros grec raconte dans un passage inoubliable le voyage de son petit navire au‑delà du détroit de Gibraltar, endroit où Hercule le réactionnaire, chef des gardes du palais de Jupiter, "arrêta son regard", comme un Ehrenbourg de la préhistoire. Dirigeant la proue de son embarcation au sud et à l’occident, Ulysse encourage ses compagnons, de la même façon que Colomb a dû le faire deux cents ans après l’écrit d’Alighieri, en termes qui ne pouvaient pas ne pas être mystiques, mais qui reflétaient la réelle puissance historique millénaire qui pousse à la recherche : nous ne sommes pas nés pour vivre comme des brutes, mais pour suivre le chemin de la vertu et de la connaissance ! Ils allèrent de l’avant parmi les tempêtes, «infin che ’l mar non fu sovra noi richiuso» (Dante Alighieri, Inferno, 26).

L’homme n’avait pas encore découvert la voile, et les compagnons d’Ulysse "des rames, firent des ailes au vol fou". En 1950, le journaliste Ehrenbourg fait de l’avion supersonique un chariot pour cul-de-jatte.

Les partisans actuels du prétendu marxisme-léninisme de type Moscou 1930, sans scrupules devant les principes, se sont autorisés à massacrer toute position de doctrine et toute foi, et ont mis l’habileté et la manœuvre au centre de tout. Si les vols des bombardiers atomiques se hasardaient hors du cœur du monde, ils seraient moins de glace que lorsqu’ils lancent leur invitation paresseuse à un duel idéologique.

Ulysse le très rusé, l’astucieux, qui a gagné des guerres par la force de la duperie là où la lance d’Achille avait échoué, devient par comparaison avec eux, du fait de ses lubies de franchir les limites de la planète, un pauvre imbécile.

Mais la colombe de Varsovie est plus troyenne que le cheval de Troie.

Quand le prolétariat de tous les pays de l’Occident à l’Orient aura accepté de croire que l’expansion capitaliste puisse s’arrêter devant une limite géopolitique, par dessus laquelle la révolution de Marx et de Lénine sera remplacée par un dialogue pacifique, sa défaite et son esclavage seront confirmés pour des générations entières.

Si Marx vit le capitalisme former la planète à son image, les travailleurs du monde permettront‑ils aux chefs de file de la trahison de former un capitalisme à leur image, un capitalisme qui daigne, comme eux, trouver hypocritement la planète assez grande ?

Ou bien sauront‑ils crier aux plumitifs de métier qui ont servi cent couleurs avant de devenir chefs de parti et chefs de congrès : la planète est si petite qu’on peut en faire le tour en restant debout, mais, à Sheffield ou à Varsovie, au pôle arctique ou antarctique, plus effrontés et plus gigolos que vous, “si chiava di faccia in terra” (7) ?

 

 

 


1 - Panciafichismo : ceux qui veulent “garder leur estomac pour les figues”. Le terme qui signifie une attitude de pacifisme lâche, a été inventé par les partisans de l’intervention italienne dans le Première Guerre comme une altération polémique du pacifisme et était fréquemment utilisé par Mussolini pour désigner ceux qui s’y opposaient.

2 - L’article fait référence au congrès mondial des partisans la paix d’inspiration stalinienne en avril 1949 où se rencontrèrent plusieurs membres du Mouvement de la paix né en août 1948 à Wroclaw en Pologne. Deux congrès eurent lieu simultanément : l’un à Paris, l’autre à Prague qui réunit les délégués du “bloc de l’Est” auxquels les autorités françaises avaient refusé des visas. Le congrès fut présidé par le français Frédéric Joliot Curie, membre du PCF et suivait de quelques semaines la signature du traité instituant l’OTAN auquel l’homme politique canadien Lester B. Pearson participa !

3 - “va passèa”est une expression du dialecte napolitain voulant dire : “vas faire un tour”, “vas voir ailleurs”.

4 - Koba était un surnom de Staline avant 1914.

5 Nenni adhère au Parti républicain italien avant de rejoindre le Parti socialiste italien en 1921. Il dirige dès l’année suivante le quotidien du parti, Avanti!. Il est secrétaire du PSI de 1949 à 1963.

6 - Une pertuisane est une lance dont le fer se divise à sa base, utilisée en Italie au XV siècle.

7 - “On se prosterne face au sol”.